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Interview

Mohammed Ouaddane : « La bi-nationalité permet des relations plus intelligentes entre les pays » [Magazine]

Depuis quelques semaines, la droite et l’extrême droite française critiquent la bi-nationalité. Les binationaux pourraient manquer d’attachement à la France, estiment-ils. Un débat idéologique, qui n’est pas mené comme il le faudrait pour évaluer à sa juste valeur ce phénomène, répond Mohammed Ouaddane, socio-anthropologue et membre fondateur de l’association «Trajectoires» à Paris. Entre 4 et 5millions de binationaux vivraient en France, dont de nombreux Franco-Marocains. Une chance, estime M. Ouaddane. Interview.

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Après que Claude Goasguen, rapporteur de la mission d’information parlementaire sur le droit de la nationalité a déclaré que la binationalité était un problème majeur pour la France, Marine Le Pen a adressé une lettre aux parlementaires, estimant que la «communauté de destin» serait en danger en France. Que pensez-vous de ces déclarations ?

Cette notion de «communauté de destin» me paraît hallucinante. Qui peut se positionner légitimement pour définir la «communauté de destin» ? L’articulation qui est faite par Marine le Pen - je ne parle pas de Goasguen car sa posture est différente - c’est d’associer l’appartenance nationale à la notion de «communauté de destin» qui n’est absolument pas définie. Cette notion ressemble assez bizarrement à d’autres notions biologisées ou essentialisées qui évoqueraient une espèce de cellule fermée sur elle même, sans communication avec d’autres cellules, faisant partie d’un même corps et d’un même organisme. On est dans une vision à la fois racialisante et culturalisante de la société où on se dit : «nous, en tant qu’isolat, nous avons le droit de rester sans communication ou relation avec d’autres isolats».

 Cette posture, la critique de la bi-nationalité n’est pas récente, elle est soulevée par l’extrême droite depuis le début du 20ème siècle. Elle a été revisitée par l’Action Française dans les années 30, et elle est ré-actualisée en fonction des secousses de repli identitaire qu’il y a par rapport aux Autres au sein de la société française.

 Si la question de la bi-nationalité est ancienne, pourquoi question est-elle soulevée maintenant ?

 Le contexte très récent est cette montée en puissance du Front National dans les sondages. En même temps, le parti au pouvoir est en souffrance dans ces mêmes sondages, et le Parti Socialiste est décrédibilisé. Le débat suit un scénario classique précédant les échéances électorales. Il s’agit de placer le débat sur le terrain idéologique pour faire adhérer au plus vite l’électorat à une position qui peut ne pas être profondément.

 Ce n’est pas innocent qu’on ait sorti du chapeau le lapin «identité nationale» ni qu’on aborde la question de la bi-nationalité. On commence par criminaliser toutes les populations qui n’ont pas le droit d’être ici, à commencer par les «sans papiers». Ensuite les étrangers, puis on passe à des catégories qui normalement sont les moins stigmatisables : les Français d’origine étrangère.

On trouve quelque chose à leur redire. Les jeunes qui brandissent le drapeau algérien après un match de foot, que feraient-ils en cas de conflit armé entre la France et l’Algérie ? Comment se positionne un Franco-Allemand entre l’Allemagne et la France, qui ont des positions contraires en termes de politique nucléaire ? La bi-nationalité serait en quelque sorte une atteinte à la souveraineté nationale et à l’ordre public.

Est-ce un tournant dans la politique envers les bi-nationaux, en France ?

 Il y a un tournant, très médiatisé, surtout dans le discours. Dès l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy aux commandes de ce pays, le ton été clair. Il a eu un discours inaugural à Dakar est hallucinant, dans la manière dont il a mis une société sur un piédestal par rapport à d’autres sociétés. Le ton était donné. Les proches du président se sont mis à aiguiser le discours. Nous sommes déjà dans une posture idéologique et non pas intellectuelle.

L’exemple des Franco-Algériens en cas de guerre et des Franco-Allemands et le nucléaire le montre: on joue dangereusement sur un rapport fantasmé à la réalité pour construire et fabriquer les prises de position et l’opinion publique. Ça réconforte les positions xénophobes, c’est une stratégie de conservation de pouvoir. Ce qui est impressionnant, c’est la rapidité, en France, depuis l’arrivée de Sarkozy au pouvoir, de la régression intellectuelle et au niveau de l’opinion qui s’est faite sur ces questions là. Je suis effaré.

Le débat sur l’appartenance n’a-t-il donc aucun fondement, aucune profondeur ?

Bien sûr, le débat sur l’identité, le débat sur l’appartenance et l’adhésion est un débat profond, mais on ne le pose pas en ces termes là. C’est un réel débat, permanent, qui doit être inscrit dans la durée, avec le plus de concertation collective possible. Il ne doit pas être imposé, il ne doit pas être simplement un point de vue qui peut être relayé, malheureusement, assez dangereusement par les médias.

Sur RMC, par exemple, vous pouvez entendre des personnes qui sont contre la bi-nationalité, et qui vous citent du Lévi Strauss, alors qu’il n’a jamais évoqué la bi-nationalité et qu’il était plutôt dans une posture universaliste. Aujourd’hui, on force les Français à se positionner sur une question essentielle, mais à laquelle ils ne sont pas préparés. Est-ce qu’on laissera le droit à ces bi-nationaux de s’exprimer, sur leur vécu, leurs sentiments d’appartenances ? Un autre groupe de personnes qu’il serait intéressant d’interroger sur la question : le patronat, les responsables de multinationales. On serait étonné des réponses !

Quelles seraient ces réponses ? Quels sontles véritables enjeux aujourd’hui, selon vous ? Est-ce qu’il y a un besoin de réformes ?

 Réforme est un terme insuffisant. Il est nécessaire de «révolutionner» les mentalités et les représentations de soi et de l’Autre pour vivre au quotidien un rapport d’ouverture au monde, se sentir solidaire, pour construire un monde de moins en moins inégal. L’enjeu posé par la binationalité est à cet endroit. Aujourd’hui, la circulation des biens, des capitaux et des services ne connaît pratiquement pas de frontières. Il faut construire ces passerelles aussi pour les humains. Si on construit une dynamique d’ouverture, on permet à des individus de structurer des relations plus intelligentes entre les pays. La bi-nationalité est une chance et une potentialité énorme. C’est vraiment une posture révolutionnaire, mais ce statut dérange toute l’internationale nationaliste et intégriste du monde.

Vous - même, quelle est votre nationalité, votre adhésion ?

Je suis né en 1963 au Maroc, de nationalité marocaine, arrivé en France en 1970 et vivant à Paris depuis cette date. Scolarisé à l’école, au lycée, à l’université en France, je suis aujourd’hui, socio-anthropologue de formation, chercheur et formateur spécialisé sur les questions migratoires, des relations interculturelles, des discriminations et responsable associatif travaillant sur les questions de mémoires sociale et culturelle.

Depuis pratiquement 40 ans, je me suis attaché et imprégné des langues et cultures «françaises» du monde, revendiquant les langues de Ronsard, de Clément Marot, de Baudelaire, de Rimbaud, d’Edouard Glissant, de Césaire, de Driss Chraïbi qui me donnent un désir profond d’ouverture. Mais je n’ai jamais demandé la nationalité française, je suis «l’irréductible» dans ma famille. Ma position – politique – actuelle est d’accepter de la recevoir à partir du moment où l’Etat français reconnaît le droit aux personnes ayant un statut juridique d’étranger de pouvoir exercer une citoyenneté sociale et publique réelle en regard des obligations et devoirs qu’ils assument. Ça passerait, notamment, par le droit de vote aux élections locales. C’est le minimum en termes de réciprocité de droits qu’on puisse leur reconnaître.

Mon adhésion n’est pas qu’affective, elle est profondément politique et citoyenne et non nationaliste.

Cette interview a été précédemment publié dans Yabiladi Mag n°8

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