Les conditions de travail des ouvrières agricoles dans le Gharb peuvent-elles être un facteur aggravant dans la propagation du nouveau coronavirus ?
Les foyers de contamination détectés sont symptomatiques des conditions de travail dans les exploitations agricoles au Maroc. La promiscuité est présente à plusieurs niveaux : le transport, le mouqef, et bien sûr l’exploitation agricole et les ateliers de conditionnement.
On assiste à un non respect des normes et gestes barrières sur toute la chaîne. Les usines ne veulent pas prendre en charge la responsabilité et le coût du transport. Ce sont les ouvrières qui paient le transport auprès des intermédiaires qui ne sont pas contrôlés, ne respectent pas les normes de distanciation et exercent un monopole. C'est tout le circuit, usine comprise qui doit être drastiquement contrôlé pour eviter la propagation exponentielle du virus.
Le témoignage d'une ouvrière à Ksar El Kébir que nous avons appelée aujourd'hui est accablant : «Le respect des normes sanitaires, la désinfection, les masques... n'existent que pour la télévision. Nous sommes entassés dans les transports comme des animaux. Ceux qui sont debout sont plus nombreux que ceux qui sont assis. Voilà la situation des pauvres, nous ne pouvons compter que sur la miséricorde de Dieu.»
Zhour Bouzidi
Sur la question du transport, on se souvient du drame près de Moulay Bouselham, un accident de la route avait fauché 9 vies parmi les ouvrières agricoles...
Exactement. La promiscuité dans le transport est importante et conduit à des drames. Elles sont entassées et prennent de multiples risques avant même de franchir l’exploitation agricole. Au delà des accidents qui peuvent survenir de manière épisodique, elles sont victimes d'attouchements durant le trajet puisqu’ils sont mixtes.
Certains témoignages pointent du doigt une complaisance des autorités locales vis-à-vis de ces entreprises qui assurent emplois et richesses dans la région. Avez-vous constaté cette collusion ?
Honnêtement, ces aspects n’ont pas été abordés dans mes travaux. J’ai en revanche vu les vidéos de témoignages, début mai, qui alertaient sur des cas d’infection au sein des ouvrières agricoles de la région. Elles avaient appelé à la multiplication de tests de dépistage. Pour ma part, je pense que même si les tests sont primordiaux, ils ne sont pas suffisants. Il faut revoir les conditions de travail, le respect de la distanciation... Tout cela questionne évidement sur les contrôles du respect des précautions sanitaires en période de pandémie.
Mais ce que j’ai constaté dans mes travaux dans la région du Gharb, c’est que les propriétaires des exploitations ou usines agricoles, souvent des grands investisseurs étrangers, sont tout simplement inaccessibles.
Quid du droit du travail, des salaires ?
Les importateurs imposent désormais des contrats pour la main-d'œuvre. L'aggrégation dans le Plan Maroc vert a participé à l'impulsion des contrats saisonniers dans les usines et les grandes exploitations agricoles. De plus, les contrats d’exportations imposent des normes et des certificats dans le cadre de référentiels tels que : SMETA (Sedex Member Ethical Trade Audit), Global G.A.P. (Good Agricultural Practices), et le GRASP pour le volet social du travail.
Mais la réalité est parfois très éloignée de ces normes. Il faut savoir que dans les usines de conditionnement, le salaire horaire est de 8 à 12 dirhams, auquel il faut souvent retrancher le coût de transport. Dans certaines exploitations agricoles, le salaire est fixé à la journée, entre 60 et 100 dirhams en fonction de la demande. Dans les usines, il est plutôt de 100 dirhams avec l’avantage de pouvoir être déclaré à la CNSS pour les employeurs les plus respectueux du code du travail.
D'où viennent les ouvrières agricoles ?
Parmi les groupes d’ouvrières agricoles, les situations sont disparates, notamment dans le Gharb où cohabitent les femmes originaires de la région et celles venant de plus loin. Elles viennent de Larache, Moulay Bousselham, Kenitra, parfois d’autres régions plus éloignées. Elles vivent dans la promiscuité. Ouvriers et ouvrières sont alors hébergés dans des conditions souvent précaires, entassés parfois dans de simples garages, ce qui accentue la stigmatisation car elles sont considérées comme femmes aux mœurs légères.
Il faut savoir que ces femmes ne se déplacent jamais seules, mais toujours en groupe, notamment pour se protéger. D’abord, parce qu’elles peuvent être victimes d’agression, d’harcèlement sur le chemin du mouqef. Mais aussi le groupe permet de compenser la fragilité perçue, car c’est un travail qui garde une réputation négative. D’ailleurs, elles se voilent le visage pour compenser cette réputation stigmatisante, d'où l'appelation «femmes-ninja».
Pour celles des douars limitrophes, c'est une situation particulière. Il faut rappeler que les parents, les grands-parents de ses ouvrières agricoles, étaient des propriétaires terriens via le système des terres collectives. Elles présentent cela comme une injustice en nous répétant «c’était notre propre terre !». Il y a un sentiment d’aliénation, de déclassement et de prolétarisation, car elles sont désormais ouvrières sur les terres de leurs ancêtres.