Najib Akesbi, Driss Benatya- tous deux enseignants et chercheurs à l’Institut Agronomique et Vétérinaire de l’Université Hassan II de Rabat – et Mohamed Mahdi - enseignant chercheur à l’ENA de Meknès - poursuivent actuellement la Banque mondiale (BM) contre laquelle ils ont porté plainte, en 2010, pour «faux, usage de faux, usurpation de biens et de noms», dans le cadre du programme RuralStruc. Il s’agit d’un programme d’étude et de recherche portant sur les «implications structurelles de la libéralisation pour l’agriculture et le développement rural», mis en œuvre par la Banque mondiale (BM) en collaboration avec la Coopération française et le Fonds International pour le Développement Agricole (FIDA). Sept pays, dont le Maroc, le Mali et le Sénégal avaient pris part à ce programme, lequel devait se dérouler en deux phases sur la période 2006-2010.
La première phase du programme, réalisée en 2006 dans le cadre d’un contrat de recherche, avec l’Institut Agronomique et Vétérinaire de Rabat, principale Institution d’enseignement et de recherche agricole du royaume, a été un succès. Si bien que les chercheurs l’ont publié sous forme d’ouvrage collectif.
Cependant, la deuxième phase, qui devait prendre fin en 2008 et dont le volet opérationnel (enquête de terrain et traitement des données collectées) avait été confié à un bureau d’études, a été un échec total. «Le fond du problème, explique le groupe de chercheurs, réside à un double niveau : d’une part une base de données qui n’a jamais été assainie et fiabilisée par le bureau d’études (dont l’incompétence s’était révélée rédhibitoire) ; et d’autre part une équipe de coordination internationale au niveau de la BM qui a multiplié les erreurs, sinon les fautes dans l’exercice de ses responsabilités».
La BM «ordonne» la publication d’un rapport scientifiquement non valide
Le trio d’universitaires a rédigé son rapport en tenant compte de ces écarts. Mais la priorité de la BM était tout autre, disent-ils : «produire dans les délais ‘’du chiffre’’, et autant que possible du chiffre qui conforte certaines idées reçues, voire préconçues». En dépit de leur insistance sur la non-validité scientifique du rapport, la Banque leur «ordonne» de le valider. Mais considérant cela comme une «dangereuse dérive», les chercheurs s’y opposent. C’est ainsi que le bureau d’étude marocain résilie le contrat des professeurs et publie le rapport, en 2009, «après l’avoir ‘’arrangé’’ conformément aux vœux» de la BM. Sur cette base, les scientifiques marocains se disent «victimes d’une usurpation de biens», car avec la résiliation de leur contrat, la publication de leur rapport n'est pas légitime.
En janvier 2010, Najib Akesbi – alors coordinateur du programme au Maroc – rédigera un autre rapport dans lequel il explique les raisons de fond qui ont conduit à l’échec de la deuxième phase du RuralStruc. Adressant le document à la Banque mondiale, ils réclament «la constitution d’une commission d’évaluation internationale à qui devait revenir la tâche de faire la lumière sur les conditions ayant conduit à l’échec de la deuxième phase du programme, préciser les responsabilités des uns et des autres, et en tirer les conséquences qui s’imposent».
L’Organisation se dit «injusticiable»
Mais pour la Banque mondiale, il ne s’agit que d’un «différend contractuel» entre le groupe de chercheurs marocains et le bureau d’études chargé du volet opérationnel du projet. Quelques temps après, le premier rapport de synthèse est publié, et de surcroit, aux noms des chercheurs marocains. «Ainsi, après l’usurpation de biens, nous en étions à l’usurpation de noms», soulignent-ils.
Ces hommes seront dans la stupéfaction totale lorsqu’ils découvriront, plus-tard, le rapport de synthèse final de la deuxième phase du programme RuralStruc au Maroc, avec comme auteurs «deux individus qui n’ont en réalité pas rédigé une seule page sur les 238 que compte le document en question».
C’est alors que les universitaires se décident de mener bataille jusqu’au bout, pour que justice soit faite. Interpellés à maintes reprises, quand les responsables de la Banque - tant au Maroc qu'à l'étranger - feignent de ne pas avoir connaissance de cette affaire, ils déclarent la Banque «injusticiable» en raison de son statut d'organisation internationale, expliquent les chercheurs. En d’autres termes, il serait impossible d’entreprendre des poursuites judiciaires contre le Banque mondiale. «Il y a six mois, notre avocat a interpellé le président de l’Institution à Washington. Mais les responsables de la banque refusent de se présenter devant les tribunaux», indique à Yabiladi M. Akesbi. Nous avons tenté, en vain, de joindre le bureau de la Banque mondiale à Rabat pour obtenir sa version des faits.
Indifférence des autorités marocaines
Par ailleurs, toutes les démarches entreprises par le groupe de chercheurs auprès des autorités marocaines pour susciter leur intervention n’ont servi à rien, puisqu'elles n'ont pas réagi. Pourtant si ce dossier traine autant depuis trois ans, «c’est en partie à cause des autorités marocaines, qui ne font rien pour que les choses avancent», selon M. Akesbi. «Nous avons fini par comprendre que dans les conditions de crise des finances publiques et d’endettement du pays, les responsables gouvernementaux ne veulent surtout pas courir le risque de la moindre anicroche avec les bailleurs de fonds internationaux...», estime-t-il.
Le groupe de chercheurs se bat pour le rétablissement de leurs droits, «qui sont d’abord éthiques et moraux». «Mais au-delà, la grande question de l’immunité de la Banque mondiale demeure. Comment une institution qui réalise des opérations commerciales - soumises à la loi - peut ne pas être justiciable», s’interroge Najib Akesbi.
Le tribunal de première instance de Rabat devait statuer le 2 octobre dernier, mais a renvoyé l’audience au 30 octobre prochain. «On se demande bien ce qu’il fera cette fois», lance M. Akesbi qui ne perd cependant pas espoir. «Si on arrive à faire reconnaitre la responsabilité de la Banque mondiale dans cette affaire, ce sera une première à l’échelle internationale», conclut-il.