Menu

Interview

Youssef Belal : Le rapport de la CSMD fait l’impasse sur la jonction entre Etat et société [Interview]

A la lumière de sa lecture du rapport de la Commission spéciale sur le nouveau modèle de développement, l’universitaire Youssef Belal livre à Yabiladi son analyse des axes abordés par la CSMD. L’expression de bonnes volontés formulée dans ce document comprend, selon lui, des lacunes à plusieurs niveaux, à commencer par la méthodologie. INTERVIEW.

Publié
Youssef Belal, universitaire / DR.
Temps de lecture: 7'

Dans votre première sortie critique du rapport de la CSMD, vous avez estimé qu'il aurait gagné à se référer aux précédents rapports sur le développement. Qu’en aurait été l’intérêt ?

L’intérêt est tout d’abord d’assurer une continuité avec ce qui s’est fait avant sur ces questions. Ce n’est pas pour la première fois, avec la CSMD, qu’on a un projet d’envergure autour du développement au Maroc. La question au niveau de l’Etat a été soulevée à plusieurs reprises et de manière spécifique, par exemple à travers l’Initiative nationale pour le développement humain annoncée en 2003. Il y a aussi le rapport du cinquantenaire de l’indépendance sur le développement humain. C’est dire qu’il y a eu une volonté de se projeter sur cette question depuis la fin des années 1990, début des années 2000, avec des objectifs ambitieux, une certaine approche et un certain fonctionnement au niveau politique et économique.

Sur un plan méthodologique, il faut revenir à ce qui a été fait, surtout concernant le rapport du cinquantenaire. Ce document traçait déjà, de manière très similaire à la commission Benmoussa, des objectifs et évoquait des options et des scénarios. Il existe une contradiction dans le rapport actuel, entre le fait de dire que le Maroc doit fonctionner dans «le temps long» et le fait que les étapes du parcours actuel du développement ne soient pas prises en compte. La question est de savoir pourquoi cela n’a pas été considéré comme un point de départ.

La question est de savoir aussi pourquoi on ne parle pas du «scénario régressif» qui a été précédemment envisagé dans le rapport du cinquantenaire, de voir le constat car nous y sommes, et d’essayer de comprendre les raisons pour lesquelles nous en sommes arrivés là. Il est nécessaire d’expliquer les causes, d’autant que nous sommes en-dessous même des prévisions de ce scénario, par exemple en termes d’alphabétisation et d’enseignement.

Je trouve qu’il y a un problème à ce niveau, qui fait que le rapport du cinquantenaire aurait dû être un point de départ, sans s’y limiter bien entendu. Un minimum de rigueur méthodologique impliquait de partir de ce travail, de voir que ses objectifs n’ont pas été réalisés et se demander pourquoi. C’est la même question qui se pose pour les travaux de l’Instance équité et réconciliation (IER) et la mise en œuvre des recommandations de son rapport final.

La question se pose de savoir pourquoi un grand nombre de recommandations ne sont pas mises en œuvre, pourquoi cette absence de continuité et d’accumulation dans ce que l’Etat lui-même initie comme réflexions et projections sur le développement ou sur toute autre thématique autour de laquelle il y a beaucoup d’attentes.

Le risque n'aurait-il pas été un résultat final plus proche d'un rapport d’évaluation que d'une projection ?

Ce n’est pas limitatif. Il ne s’agit pas de dire qu’il fallait ne faire que cela, mais qu’il fallait avoir un point de départ en termes de méthodologie, puisqu’on ne peut pas partir de rien. Sur plus d’une vingtaine d’années, nous avons eu une réflexion sur le développement et il y a eu une volonté. On ne peut pas se réveiller aujourd’hui, en 2021, comme si l’on venait d’aborder une question jamais analysée par le passé ou comme si on n’avait jamais affiché des ambitions et des objectifs. La question est dans les raisons de l’échec de l’atteinte de ces projections déjà formulées. Il faut pouvoir parler de l’échec de ce qui a été initié durant ces années. Bien entendu, il y a eu des réussites, mais il est nécessaire d’aborder tous les aspects concernant les objectifs de développement que l’Etat lui-même s’est fixé.

Si nous avons un rapport émaillé sur les questions d’évaluation des objectifs, c’est aussi un rapport critique sur beaucoup de questions sectorielles. Pourquoi être donc critique sur ce plan mais pas en termes d’approche globale sur la question du développement ? On peut formuler l’hypothèse que la Commission ne voulait pas ouvrir cette porte, pour ne pas aborder certaines questions sensibles qui pourraient fâcher, ou ne pas reconnaître et faire des aveux d’échec. A ce niveau, il y a des limites qui sont mises dès le départ et qu’on retrouve tout au long du rapport de la CSMD, qui n’aborde pas les grandes questions de ce que doivent être un projet de société et une projection autour du développement.

Pensez-vous que le rapport de la CSMD donne des propositions pour une sortie du «scénario régressif de 2025» évoqué dans le rapport du cinquantenaire de l’indépendance ?

Le «scénario régressif» est un terme du rapport du cinquantenaire de l’indépendance, dont le comité directeur était présidé par feu Meziane Belfkih. Le rapport de la CSMD fait bien des propositions sectorielles et donne des solutions techniques. Mais la question est de savoir, à travers la lecture globale de ce rapport, qu’est-ce qu’on nous propose comme modèle de société ? Cette notion est intimement liée au débat sur un projet de développement et un projet d’Etat. Peut-on alors aboutir à des solutions sectorielles, sans toucher et élargir le débat sur ce que doit être l’Etat et la société ? Le rapport lui-même fait ce lien, en mentionnant la question de l’«Etat fort» et de la «société forte». Or, je trouve une contradiction dans les termes. Un Etat fort et une société forte donnent lieu à un conflit entre les deux. Si l’on dit «Etat fort», est-ce que cela implique que le Maroc est aujourd’hui un Etat faible ? Est-ce qu’on entend par cela un «Etat autoritaire» ? Il y a une tentation de le penser.

C’est à ce niveau que le rapport du cinquantenaire faisait de la question politique et de la forme politique un débat et un axe important en 2005 et 2006. Force est de constater que cette problématique est aujourd’hui totalement absente et cela pose de sérieuses questions. Cela veut dire que la justification de l’existence d’un système politique est là, que donc le problème du développement ne se situe pas au niveau du système politique tel qu’il existe et qu'il s'agit plutôt d'un problème d’ajustements, de mise en œuvre et de l’incapacité des autres acteurs à mettre en œuvre ces projets. Cette omission très importante est partout présente dans le rapport, mais elle n’est pas dite explicitement.

Au fond, cela nous dit qu’une monarchie exécutive est en quelque sorte le système autour duquel doit s’ajuster la question du développement et que la monarchie fixe le cap à travers des projets comme celui du nouveau modèle de développement, élaboré par une commission royale. Cette dernière va définir les objectifs de manière détaillée avec des indicateurs, des procédés de mise en œuvre, sans jamais justifier ouvertement la question du système politique, qui n’a pas changé malgré l’ouverture politique ou le changement du règne et qui est resté celui d’une monarchie exécutive.

Ce que le rapport ne dit pas explicitement, mais évoque partout, c'est que ce système fonctionne, qu’il pourrait mieux fonctionner non pas par une redistribution des pouvoirs au niveau central, mais par une réadaptation, des ajustements sectoriels, au niveau de la société qui doit innover et prendre en charge une partie des responsabilités, avec un renforcement du rôle de l’Etat. C’est dire au fond qu’il ne faut rien changer dans le système politique.

Du point de vue méthodologique, que reprochez-vous à ce rapport ?

C’est dans la continuité de notre analyse des exemples d’omissions dans ce rapport. Ce dernier se réfère à la Constitution de 2011, mais sans se poser la question si l’esprit de ce texte lui-même est réellement mis en œuvre, avec les retards sur les lois organiques que nous connaissons. Il aborde donc des éléments techniques et relativement secondaires par rapport au cœur du problème qui est de savoir s'il n’y a pas eu un recul déjà par rapport à l’esprit de cette constitution, bien que tout analyste sérieux le reconnaisse.

Cette analyse importante manque à ce rapport qui a vocation à soulever ces questions et qui ne doit pas avoir peur de le faire. Il faut se demander quelles sont les raisons de ce recul aussi. Puisque la CSMD parle d’une société forte, il faut rappeler que la Constitution, qui est le référentiel de ce rapport, a été le résultat d’une dynamique, de protestations sociales, de mouvements qui se sont exprimés sur ce qu’ils voulaient sur le plan politique, dans le contexte régional de 2011. Il en va de même lorsqu’on s’intéresse à la révolte du Rif. Lorsqu’un système politique fait qu’un mouvement contestataire s’adresse directement à la monarchie, cela constitue un exemple qu’il est nécessaire d’analyser.

La question de la décision politique, la relation entre la prise de décision et la responsabilité politique posent un sérieux problème, lorsqu’un mouvement voit que les élus ou le gouvernement n’ont pas beaucoup de pouvoirs décisionnels, de capacité de faire activer des projets de développement. C’est l’expression d’une exclusion territoriale, qui est d’ailleurs traitée dans le rapport, mais qui ne va pas dans le détail pour expliquer les raisons derrière l’émergence de ces mouvements de révolte qui s’adressent directement au chef d’Etat, ce qui traduit une grande attente.

Il existe donc un paradoxe dans ce rapport, qui continue à entretenir et à accentuer une perception au niveau de la société et au niveau des territoires, selon laquelle toute solution vient de la monarchie et du roi et que par conséquent, tous les autres acteurs politiques ont été dessaisis. On peut s'interroger, bien sûr, si les partis politiques n’ont pas eux-mêmes entretenu cette attente, mais si on ne se pose pas la question dès le départ de pourquoi sommes-nous dans ce type de système et quelle part de responsabilité a la nature de système dans l’état actuel des choses, on ne peut pas ouvrir un débat où chacun peut défendre des arguments et où l’on peut dire ouvertement, si on le pense, que la monarchie exécutive est un système adéquat tout en expliquant pourquoi. Il y a dans ce rapport une volonté de ne pas mettre en débat cette question centrale, qui est dans la tête de tous mais qui n’est pas dite expressément. Or, il faut traiter ces questions pour avoir un réel débat.

Il y a d’autres questions comme la rente, le système fiscal, qui sont à la jonction de l’économique et du politique. On en voit des exemples concrets, comme le rôle du Conseil de la concurrence. Là, on n’est pas simplement dans une réalisation d’objectifs, mais dans la perception que se fait la société sur le rapprochement entre le pouvoir politique et économique, sur les situations de rente qui se créent, sur la question de l’égalité des chances. C’est là où la question du projet de développement lui-même a une dimension politique et sociale très forte, parce que c’est ce qui fait que vous avez une société qui va adhérer ou non à ce projet. Si ces exemples montrent qu’en réalité, il n’existe pas de volonté d’avoir un certain type de transparence, la société ne se mobilisera pas car la confiance est un premier pas vers l’adhésion. A titre d'exemple, ce qui s’est passé au niveau de la frontière de Sebta nous dit qu’une frange de la société voit l’avenir ailleurs. C’est pour cela que cette question fondamentale doit se poser nécessairement, c’est ce qui fait qu’on s’approprie ou non un projet comme celui-là.

A la lumière de votre analyse du rapport, comment imaginez-vous la mise en œuvre de son contenu ?

Si on parle déjà de mise en œuvre, c’est comme si l’on avait déjà mis la question du nouveau modèle de développement en débat et qu’elle a été tranchée à travers ce rapport. Le langage du rapport est prescriptif mais ne propose pas des options, des scénarios ou une invitation explicite au débat. Si ce dernier portera sur les meilleurs moyens de mettre en œuvre ce rapport, c’est que nous sommes dans un débat qui n’est pas un et que c’est plutôt de la rhétorique.

En revanche, le débat peut se faire si on nous dit que ce n’est pas écrit dans le marbre, que ce projet peut s’accompagner d’une réflexion sur la nature du système politique, sur la Constitution de 2011, sur son esprit d’élargir l’espace de la responsabilité politique et gouvernementale, qui fait qu’il y ait un va-et-vient entre Etat et société. Si nous pouvons avoir ce débat, cela permettra de comprendre que justement, si on veut un qu’il y ait cette articulation entre Etat et société, le meilleur moyen en termes de mécanisme passe par des élections, une appropriation de l’Etat par la société, avec une force politique existante, des partis qui rendent des comptes à la société.

Si l’on a aussi ce genre de débats sur les mécanismes de sanction et sur la reddition des comptes, on peut avoir des contributions concrètes plutôt que de s’inscrire uniquement dans la mise en œuvre et le suivi. Il ne faut pas utiliser le terme «débat» comme un mot vidé de son sens.

Soyez le premier à donner votre avis...
Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com