Elle fut antique, amazighe, portugaise, arabo-andalouse, coloniale. Les milles et une facettes de l’architecture témoignent du laboratoire à ciel ouvert que fut, non pas seulement Casablanca, mais le Maroc tout entier. Les constructions furent tantôt naturelles ; en terre cuite dans le cas de l’architecture berbère ; tantôt blindées de granulat et de ciment, comme en témoigne le béton.
Le brutalisme est de cette catégorie : bétonné jusqu’à satiété. «Une échappatoire aux rigueurs du formalisme, un goût pour le monumental, pour les structures les plus folles rendues possibles par le béton – laissé souvent, d’où son nom, brut de décoffrage», décrit l’écrivain Aurélien Bellanger sur les ondes de France Culture.
«Ce courant d’expression architecturale prône une écriture sans fioriture ni ornementation, sans formalisme ni verbiage, en apportant une réponse au programme demandé tout en le laissant lisible, et en mettant en avant la structure ainsi que les parties techniques des édifices. Les bétons bruts de la structure ont donné leur nom à ce courant mais il ne suffit pas qu’un bâtiment contienne du béton brut pour qu’il soit considéré brutaliste», indique l’architecte Abderrahim Kassou, ancien président de l’association Casamémoire, contacté par Yabiladi.
Les bases du Maroc moderne
Dans l’histoire architecturale du Maroc, le brutalisme occupe une place centrale : il a été à l’œuvre d’un nouveau Maroc, en l’occurrence à Agadir, qu’il fallut reconstruire après le tremblement de terre qui ravagea la ville en 1960. Avec Rabat, Agadir fut la ville pionnière de ce mouvement. «Du fait de sa reconstruction dans les années 60, Agadir recèle beaucoup d’édifices brutalistes de grande qualité. Mais toutes les villes en abritent et nous les connaissons tous : il s’agissait généralement d’édifices importants voire monumentaux, répondant à la commande publique de l’État. Beaucoup de lycées, d’hôpitaux, de tribunaux, de marchés et de postes construits entre les années 70 et le début des années 80 peuvent être considérés comme brutalistes», ajoute Abderrahim Kassou.
L’un des bâtiments érigés par Elie Azagury à Agadir, dont il a participé à la reconstruction, sert aujourd’hui de tribunal administratif. | DR
A l’indépendance, en 1956, le besoin en équipements et en infrastructures dédiés à l’administration et aux institutions se fait grand. «Le Maroc ne pouvait compter que sur une vingtaine d’architectes car tous les autres étaient partis. Seuls ceux qui croyaient en un nouveau Maroc sont restés», nous explique Imad Dahmani, professeur à l’école d’architecture de Casablanca, co-fondateur et président de l’association MAMMA (Mémoire des architectes modernes marocains), dont la thèse a porté sur l’architecture brutaliste au Maroc entre les années 1950 et 1970. Ceux qui restent s’appellent Henri Tastemain et Eliane Castelnau, Patrice Demazières, Abdesslam Faraoui, Elie Azagury et Jean-François Zevaco.
«C’est eux qui ont fondé les bases du Maroc moderne. A l’époque, ils ont incorporé cette architecture moderne qu’était le brutalisme au répertoire local. Ça n’était pas du brutalisme formel ; plutôt un métissage entre une culture architecturale internationale et les traditions locales, aussi bien sur l’usage des matériaux – le zellige et le bois sculpté – que sur la structure elle-même, c’est-à-dire la sobriété des volumes, la lumière, la simplicité des espaces.»
Une révolution de l’architecture moderne marocaine
A partir des années 1950-1960, cette nouvelle génération d’architectes qui investissent le Maroc, dont beaucoup sortent des Beaux-arts, s’éloigne de l’architecture néo-mauresque et postcoloniale. Avec le brutalisme, venu tout droit d’Angleterre, cette génération élargit le champ des possibles. «A l’époque, les urbanistes de Casablanca travaillaient sur le deuxième plan d’aménagement urbain, élaboré par Michel Écochard. Il voulait étendre Casablanca, en faire une ville moderne et résorber les bidonvilles, très nombreux à l’époque», explique Imad Dahmani.
«Michel Ecochard a beaucoup travaillé sur la question du logement pour le plus grand nombre et s’est notamment penché sur le quartier des Carrières centrales, à Hay Mohammadi», ajoute-t-il. C’est en effet dans ce quartier que se concentrent alors les constructions brutalistes de Casablanca, dont beaucoup ont depuis été détruites. Parmi elles, l’Office national du thé et du sucre.
L’Office national du thé et du sucre. | Ph. Twitter Karim Rouissi
Michel Écochard s’impose comme l’une des figures de l’architecture au Maroc. Il contribue à la création du Groupe d’architectes modernes marocains (GAMMA) en 1952 – «la branche marocaine du mouvement moderne, très connectée à l’international», précise Imad Dahmani. Preuve que ce GAMMA confère à l’architecture brutaliste marocaine une visibilité inédite : en 1953, il représente le Maroc lors du Congrès international d’architecture moderne (CIAM), qui se tient cette année-là en France, à Aix-en-Provence. Les architectes y présenteront la grille d’analyse et de lecture du quartier des Carrières centrales.
«Cette génération a beaucoup collaboré avec les architectes modernes de l’époque. A l’occasion de ce CIAM, ils ont rencontré les architectes britanniques Alison et Peter Smithson, très associés au brutalisme, et le Japonais Kenzo Tange, pionnier de l’architecture brutaliste japonaise», rappelle Imad Dahmani. «La génération qu’ils formaient a sans nul doute révolutionné l’architecture moderne marocaine.»