La cuisine marocaine est un véritable océan profond, qui en dit long sur l’histoire du pays et les nombreuses influences culturelles qui ont changé les habitudes alimentaires des Marocains. Anny Gaul, historienne américaine de la culture du genre et spécialiste de la nourriture dans le monde arabophone, a réussi ces dernières années à déchiffrer certains des codes secrets de la cuisine marocaine. Elle a aussi retracé les origines de certains plats les plus emblématiques du royaume.
Pour elle, les piliers de l'alimentation du royaume ont changé et évolué avec les nombreux événements qui ont eu lieu depuis le Moyen Âge et tout au long de la conquête musulmane des pays ibériques et de la chute d’Al-Andalus.
Quelles sont, selon vous, les origines des plats les plus emblématiques du Maroc ?
Lorsque je faisais des recherches au Maroc, j’ai commencé par interroger les Marocains sur leur compréhension de leur cuisine et la première chose à laquelle ils se réfèrent souvent est Al-Andalus. Il est vrai qu’il s’agit d’une source très importante.
Après le XVIe siècle, beaucoup de familles juives et musulmanes sont venues au Maroc à partir de ce qui est aujourd’hui l’Espagne. Elles se sont installées dans les villes, apportant avec elles des plats qu’elles cuisinaient à Al-Andalus. Mais de nombreux autres facteurs ont également influencé l’histoire culinaire marocaine après cette période.
Anny Gaul, chercheuse américaine spécialisée dans les plats des pays arabes. / DR
Avez-vous des exemples de ces influences d’Al-Andalus ?
Si vous regardez les documents écrits et les recettes que nous avons d’Al-Andalus, vous trouvez qu’il y avait des plats très similaires à Bastilla. Il y a quelques choses qui suggèrent que ce plat est d’origine andalouse, en particulier la combinaison d’ingrédients et d’épices.
Cependant, les racines andalouses ne suffisent pas pour tout expliquer sur l’histoire du plat. La façon dont le pigeon, les œufs, les herbes et les épices sont cuits aujourd’hui est la même que celle à Al-Andalus, selon les recettes dont nous disposons. Néanmoins, la façon dont il est enveloppé dans une feuille de Brick (pâte ou werqa) a très probablement été ajoutée plus tard, car nous n’avons pas de preuve que ce type de pâte très fine ait été utilisé à Al-Andalus.
D’après mes recherches, Tétouan reste en plus un cas vraiment intéressant car la ville est presque entièrement fondée par ceux qui sont venus d’Al Andalus, donc la cuisine et son origine sont définitivement andalouses.
Qu’en est-il des autres influences ?
Certains historiens et universitaires, comme Idriss Bouhlila et Toumader Khatib, ont suggéré que la cuisine ottomane a influencé la nourriture à Tétouan. Bien que l’Empire ottoman n’ait pas influencé ce que les Marocains mangeaient dans le reste du pays, leurs spécialités alimentaires ont atteint Tétouan. Je pense notamment à la Werqa de la Pastilla, qui est très similaire à la pâte utilisée pour la Baklava et dans quelques autres gâteaux turcs.
Il y a aussi Ghriba, que l’on retrouve en Egypte et au Liban. Ce gâteau sec a probablement voyagé avec l’empire islamique.
Ghriba marocaine. / DR
Il y a également l’exemple de Trid, qui est un autre plat apporté au Maroc avec la conquête arabe islamique. Il est très similaire à un plat appelé Tharid, qui vient de la péninsule arabique. On dit que Tharid était le plat préféré du Prophète Mohammed. C’est un plat bédouin classique composé de pain sec ou de pain légèrement vieux et recouvert de sauce à la viande. Il y a de vieilles recettes et références dans la poésie et la littérature sur Tharid et combien le Prophète l’aimait.
Si vous cherchez des plats qui ont la même structure, vous les trouvez dans de nombreux autres endroits. En Jordanie, le plat Mansaf, qui est le plat national du pays, est le cousin de Tharid ou Tarid, cuisiné au Maroc.
Mis à part l’influence d’Al-Andalus, qu’est-ce que les Marocains mangeaient et cuisinaient selon vous ?
Il est difficile de retracer cela et d’autres universitaires qui travaillent sur des périodes antérieures ou sur la culture rurale pourraient avoir plus à dire. Mais une chose que nous savons, c’est qu’il y a toujours eu un énorme fossé entre les cuisines urbaine et rurale.
Si nous devions deviner ce que nous mangions à la campagne avant la chute d’Al-Andalus, ce serait en grande partie basé sur la géographie locale, les choses qui y étaient cultivées et les animaux élevés. Cependant, les villes étaient très connectées aux réseaux d’échanges commerciaux et cela a influencé leur alimentation.
Dans l’un de vos articles de recherche, vous avez mentionné que les Marocains et les Egyptiens avaient l’habitude de manger des plats communs…
Je pense qu’ils avaient autrefois beaucoup de choses en commun qu’aujourd’hui. Il y a quelques exemples auxquels nous pouvons penser en termes de gens ordinaires. Les féveroles ont toujours été une partie importante de ce que les gens mangent dans les deux endroits. Il existe des versions de Bissara en Egypte et au Maroc.
Un plat de Bissara. / DR
Les Marocains ont, en quelque sorte, influencé la nourriture de l’Egypte et le couscous en est un exemple. Cela peut être expliqué par la route du pèlerinage à l’époque médiévale et au début de l’époque moderne, car il fallait si longtemps pour se rendre du Maroc à La Mecque. Les gens prenaient une année ou plusieurs mois pour voyager et les Marocains s’arrêtaient en Egypte pendant un certain temps.
Comment décrivez-vous les changements de la cuisine marocaine et l’évolution des habitudes alimentaires dans le pays ?
Je pense qu’un grand changement que j’ai remarqué lorsque j’ai rencontré et interviewé des gens est l’introduction des restaurants. La pratique est devenue beaucoup plus courante et les gens mangent moins à la maison que par le passé. Mais les Marocains sont très attachés à leur cuisine et aujourd’hui, ils font encore ces plats traditionnels dont ils sont fiers.
La chose qui n’a pas vraiment changé réside dans le fait que la nourriture marocaine ne concerne pas seulement le plat qui est fait, mais le fait qu’il y a un rituel et une tradition et un ensemble de pratiques autour d’elle. Le mets est souvent servi dans un plat commun plus grand et d'après ce que j’ai vu, les Marocains servent toujours la nourriture de la même manière traditionnelle qu’il y a plusieurs siècles.