Avant de se rendre au Maroc pour y devenir l’une des personnalités les plus influentes de l’époque du Protectorat, Jean Épinat était avant tout un entrepreneur et amoureux des aventures. Né en 1877 dans le centre de la France, de parents commerçants, il s’expatrie alors en Argentine dès 18 ans. C’est dans ce pays d’Amérique latine qu’il met en place, avec un associé, une entreprise de livraison à vélo, puis se lance dans la vente d’automobile.
De retour en France pour effectuer son service militaire, il côtoie alors son principal collaborateur et futur associé : Eugène Paris, rapporte Riwan Alami Badissi dans «Essai de biographie historique de Jean Épinat», citant «Jean Épinat, vie et aventure au Maroc» (Editions Souffles, 1988) de Felix Nataf. Ce dernier était d’ailleurs le banquier de Jean Épinat. Ainsi, avec Eugène Paris, Jean Épinat se lance dans les transports départementaux. Jusqu’en 1910, il aurait réussi à moderniser les transports de plusieurs villes françaises.
Deux ans plus tard, Moulay Hafid, alors sultan du Maroc, se rend en France et visite plusieurs villes. Jean Épinat aurait été «mandaté par le pouvoir français pour assurer les déplacements du sultan dans l’Hexagone». C’est durant cette même période, soit entre aout et septembre 1912, que le Français aurait tissé des relations avec le général Hubert Lyautey. Car, dès 1912, l’entrepreneur dépêche un agent au Maroc avant de s’y rendre en septembre 1914.
Désireux de s’installer dans le royaume, avec la bénédiction des autorités du Protectorat, il doit toutefois mettre son plan en pause, Première Guerre mondiale oblige. Mais il soumet son offre aux autorités coloniales, dès 1919, pour l’exploitation des lignes de transports en commun au Maroc. Un marché qu’il décroche avec «la Société générale de transports départementaux» en août 1919, avant de céder ce marché à sa nouvelle entreprise : «la Compagnie générale de transports et du tourisme au Maroc», alias la CTM.
De la CTM à l’ONA, en passant par les transports et les mines
De la gestion du service public de transports de voyageurs et de messageries par voitures automobiles, l’appétit du Français l’emmène à s’intéresser aussi au transport militaire. «A la fin des années 1920, Épinat gagne de l’ampleur, étend son entreprise à l’ensemble du territoire marocain et entre en relation continue avec la plupart des sommités économiques et politiques du Protectorat», assure-t-on.
En plus du transport, Jean Épinat convoitise aussi l’exploitation minière, une raison pour laquelle il s’associe à Thami El Glaoui pour créer la «société minière de Bou Azzer». «Le Glaoui était non seulement son ami et son associé, mais bien plus. Il assumait lui-même la présidence – plutôt honorifique d’ailleurs – de sociétés constituées en vue de ces exploitations ; il en possédait des parts importantes», rapporte Abdessadeq El Glaoui dans «Le ralliement : le Glaoui, mon père : récit et témoignage» (Editions Marsam, 2004).
«Épinat a donné au Maroc la meilleure partie de sa vie, non pour gagner de l’argent, mais pour justifier l’estime du Grand Africain qui l’honora de son amitié et apporter dans la mesure de ses moyens sa part de constructeur dans l’unification du Maroc», commente Felix Nataf pour évoquer notamment la contribution du Français, à travers la CTM, à la campagne de pacification lancée par la France coloniale.
Un autocar de la CTM. / Forum Dafina
Et il sera bientôt récompensé. En 1924, la CTM devient Omnium nord-africain (ONA), après les changements de l’activité de l’entreprise. Elle détenait, en effet, des participations dans de nombreuses entreprises minières au Maroc.
«L’ONA a été pendant toute le durée du Protectorat et reste encore maintenant, pour certains, plus qu’une raison sociale : un symbole, celui du capitalisme colonial prédateur. Quant à l’homme dont le nom est lié à cette entreprise, Jean Épinat, il serait la personnification de l’affairisme impitoyable qui a mis le Maroc en coupe réglée durant plus de quarante ans», affirme Georges Hatton dans sa thèse intitulée «Les Enjeux financiers et économiques du Protectorat marocain (1936-1956)».
Jean Épinat, le début de la fin
Mais les ennuis commerceront pour le fondateur de l’ONA. En juillet 1943, il est arrêté pour «atteinte à la sureté extérieure de l’Etat» sur fonds d’accusation de vente de cobalt à l’Allemagne sous le régime de Vichy.
Jean Épinat est alors mis en résidence surveillée à Azrou alors que ses biens et ceux de sa holding sont placés sous séquestre. «Cette accusation est sans fondement» et elle «n’émane que de jaloux», avait alors réagi Thami El Glaoui dans une lettre adressée à Winston Churchill, alors Premier ministre de la Grande-Bretagne. «Il s’agit d’une véritable machination montée contre mon ami et dont il résulte en outre que mon entreprise est paralysée», indique-t-on dans la lettre relayée dans l’ouvrage d’Abdessadeq El Glaoui.
Bien qu’il fut pardonné, cette affaire aurait poussé le Français à repenser ses investissements. Car, dès octobre 1947, il émet le souhait d’abandonner le groupe ONA et au début des années 1950, il vend ses parts dans le capital à BNP-Paribas, au moment où le groupe «était devenu la deuxième entreprise du pays après les Mines de Zellidja». Le rachat des actions ONA est alors entamé début 1953.
Une ancienne affiche de la CTM. / Forum Dafina
Si BNP-Paribas dirigera le holding en tant qu’actionnaire majoritaire à partir de cette date, Épinat ne tardera pas à tirer sa révérence, peu de temps après. Il meurt le 25 janvier 1956, à la veille de l’indépendance du Maroc.
Son premier bébé, la CTM, fusionnera en 1969 avec les Lignes nationales, ex Valenciana, créée à Tétouan en 1931 et qui était d’ailleurs l’une de ses principaux concurrents.
De son côté, l’ONA restera contrôlée par BNP-Paribas jusqu’en 1980. C’est durant cette année que les actions de la banque française sont achetées par la famille royale marocaine, à travers la Société nationale d’investissement (SNI). Celle-ci et l’ONA finiront par fusionner en 2010.