Qu’ont de commun les bâtiments utilitaires robustes construits au Maroc, entre établissements scolaires, tribunaux ou encore clubs d’été ? En bonne partie, ils se partagent le nom d’un même architecte, qui a pris ses marques aux aurores de l’indépendance du pays. Il s’agit d’Elie Azagury, président de l’Ordre des architectes du Maroc de 1958 à 1971.
Plus qu’un simple architecte, ce créateur a fait des bâtiments qu’il a conçus dans le pays de véritables chefs-d’œuvre. Ces derniers l’ont rendu omniprésent dans la vie quotidienne de nombreux Marocains. En effet, Elie Azagury est né à Casablanca en 1918 et est mort dans cette même ville en 2009, après s’être formé à l’Ecole des beaux-arts de Paris (1937-1946) et de Marseille. Une période durant laquelle il s’est distancié des tendances d’architecture coloniale, en vogue à ce moment-là dans le vieux centre-ville casablancais.
Alors que le Maroc est sous Protectorat français (1912-1956), ce pilier du bâtiment moderne dans le royaume suit ses études à l’étranger. Ce parcours est interrompu pendant deux ans, passés chez l’écrivain Michel Aimé, dans la commune française de Megève. Mais il saura profiter de toutes ces années pour multiplier les voyages et les collaborations dans différents pays.
Le Village de vacances de Cabo Negro dans le nord du Maroc, conçu par Elie Azagury / Ph. Archnets
Son style architectural se façonnera davantage lorsqu’il côtoiera l’architecte anglais Ralph Erskine (1914–2005) à Stockholm (Suède).
La sobriété des bâtiments vs. les ornements néo-coloniaux
C’est ainsi qu’Elie Azagury se positionne résolument aux antipodes des tendances prônant le décoratif traditionnel, avec des nuances d’art-déco, qui ont distingué jusque-là les bâtiments des architectes à Casablanca. Alors que ses semblables ont innové dans l’utilisation d’ornements extérieurs des façades, voire la combinaison de matériaux traditionnels et d’autres qui distinguent l’architecture coloniale, Elie, lui, s’est érigé en fervent défenseur du fonctionnalisme organique.
Plus tard encore, il voyage en URSS, en Chine, en Amérique Latine et polisse un style de construction épuré. Au Brésil ou au Guatemala comme aux Etats-Unis, il ne côtoie pas uniquement les architectes feutrés dans leurs bureaux, salons et colloques. Il part à la rencontre d’artistes pluridisciplinaires, de peintres et de sculpteurs qui l’inspirent tous d’une manière ou d’une autre.
«Collectionneur d’art contemporain, Azagury avait rencontré et connu de grands noms de l’art et de l’architecture : Neutra qui avait séjourné chez lui à Casablanca dans les années 1960, les sculpteurs César et Armand qui passaient leurs vacances chez lui à Cabo, ou encore Le Corbusier et un certain Jorn Utzon, futur architecte de l’opéra de Sydney…», écrit l’architecte marocain Driss Kettani à ce sujet.
De retour à Casablanca à la fin des années 1940, Elie Azagury se distingue d’emblée de ses autres collègues de la place. Fortement influencé par le bâtiment est-européen qui allie lignes droites, sobriété visuelle et robustesse, il innove des villas fonctionnalistes organiques.
Ces créations font rebuter certaines sphères d’architectes où il a été mal aimé. «Même s’il ne le signifiait que très rarement, je sentais chez lui une pointe d’amertume due au manque de reconnaissance dont les architectes de sa génération faisaient l’objet», note encore Kettani. Toujours est-il que ce style de bâtiment devient rapidement une empreinte, une signature dont a été marquée la villa Schulmann (1951), le groupe scolaire Longchamp de Casablanca (1954), ou encore sa maison personnelle (1962) qui est devenue un «manifeste du néo-brutalisme».
La villa Azagury / DR.
C’est entre ces deux dates, dont la seconde devient charnière, qu’Azagury multiplie les voyages en URSS, en Chine et en Amérique latine, surtout entre 1957 et 1965, ce qui s’est reflété dans l’évolution de son style de construction.
Par ailleurs, cet architecte construit le quartier populaire casablancais de Derb Jdid (1957–1960), l’Office national du thé avec son ami Henri Tastemain. Il collabore étroitement avec ce dernier ainsi qu’avec l’architecte Jean-François Zevaco, qui s’associe à lui dans nombre de projets de construction.
Elie Azagury fait construire également l’établissement qui deviendra le Groupe scolaire Roches noires ou encore l’école Théophile Gauthier, et son empreinte architecturale ne marque pas uniquement le paysage urbain casablancais.
Pour cause, il lui revient d’avoir conçu et érigé le très connu Village méditerranéen de vacances de Cabo Negro (1970–1980), en plus de son rôle important dans la reconstruction d’Agadir. Il y a laissé, entre autres, ce qui est aujourd’hui le tribunal administratif de la ville.
Le tribunal administratif d'Agadir, conçu par Azagury / Ph. MAMMA M. MESLIL 2018
Utilitaire et création innovante font bon ménage
Tout en s’inscrivant dans cette lignée, «Elie Azagury était un bâtisseur qui n’imaginait pas ses édifices sans œuvre d’art», écrit l’association Casamémoire en 2010. «Côté architecture, il a travaillé avec Auguste Perret, connu Richard Neutra, Le Corbusier et Alvar Aalto. Il a étudié aussi bien Ludwig Mies van der Rohe qu’Antonio Gaudí ou Frank Lloyd Wright», ajoute l’ONG dans une note d’hommage à ce Casablancais de cœur et de naissance.
«L’architecte était un adepte du métissage qui a toujours défendu fermement l’architecture moderne. Il n’aimait mélanger les styles de ses prédécesseurs avec le sien propre, apportant une touche personnalisée à ses œuvres (…) tantôt proches du style international, tantôt brutalistes, d’autres fois attachées au vocabulaire vernaculaire marocain.»
L'immeuble bureaux d'Elie Azagury à Casablanca / Ph. Extrait du livre New Directions in African architecture - Udo Kultermann 1969
«Architecte de renom, fervent défenseur du mouvement moderne, artiste sensible et talentueux, Azagury s’est également beaucoup impliqué dans différentes organisations professionnelles. Il était membre du Congrès international des architectes modernes (CIAM) et du Cercle d’études architecturales de Paris. Il a également collaboré à la revue "Le Carré Bleu"», ajoute encore Casamémoire au sujet de l’engagement actif d’Elie Azagury au cœur de la cité.
L’éthique du Mouvement moderne qui tient compte des conditions des populations pour lesquelles ces bâtiments sont construits a ainsi constitué un fil rouge de son travail. Une œuvre qui prône l’idée selon laquelle l’humain ne s’adapte pas au béton et aux constructions, mais que c’est aux murs de s’adapter au mode de vie des personnes et des sociétés, l’accompagner dans son évolution et améliorer cette dernière.