Dans une étude intitulée «Quelle intégration pour les étrangers au Maroc ? Les écueils d’un terme à éviter» (2015), Sylvain Beck est allé à la rencontre de plusieurs Français installés à Rabat et Casablanca. Il a voulu repenser la notion d’intégration dans le contexte marocain, alors même qu’elle fait parfois l’objet de débats houleux en France.
Vous parlez d’une vision «jacobine» de la notion d’intégration. Qu’entendez-vous par là ? Cette vision est-elle prise en compte au Maroc ?
Je parle là d’une représentation jacobine qui s’inscrit dans le cadre de la France républicaine telle que la république (la troisième) a été construite à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire une représentation très centralisée de l’Etat français avec, dans le même temps, toute une construction à la fois de la nation française et de l’Etat social. Ce que je veux dire par là, c’est que la notion d’intégration telle qu’on l’utilise en France, avec cette représentation jacobine et sa signification en termes d’assimilation, est très propre à la France. Il y a toute une signification associée à un contexte historique.
Au Maroc, on ne partage pas forcément cette conception. Qu’est-ce que signifie être intégré ? J’en reviens à la conception républicaine de l’intégration à travers l’Etat social, c’est-à-dire le fait d’avoir des droits. Or au Maroc, quels droits sociaux ont déjà les Marocains eux-mêmes ?
Cette vision jacobine est un peu utilisée dans les cercles francophones marocains comme une évidence, avec toute la connotation qu’elle a mais sans forcément la traduire dans le contexte marocain. La plupart des élites marocaines francophones sont scolarisées dans les missions étrangères, qu’elles soient françaises, britanniques ou américaines. Je dirais que c’est là toute la complexité de la société marocaine qui est en jeu, à travers la question des langues. Le français est considéré comme la langue des élites et l’arabe, en particulier la darija, comme la langue du peuple. C’est une manière de se distinguer socialement à travers la langue, la scolarité. C’est évidemment prestigieux pour des parents marocains d’envoyer leurs enfants dans les écoles étrangères ; ça créé des mondes sociaux et linguistiques qui cohabitent. Au final, de quoi parle-t-on quand on parle d’intégration dans la société marocaine ? En France, cette notion est déjà très contestable, mais alors la transposer dans le contexte marocain, la questionner, c’est quelque chose qui m’a interpelé et que j’ai voulu soulever dans cet article.
Quels éléments caractérisent l’intégration des Français au Maroc ? Qu’avez-vous remarqué lors de vos entretiens ?
Leur fonction sociale fait qu’ils sont intégrés. La plupart étant enseignants, on ne peut pas dire qu’ils ne sont pas intégrés dans l’organisation sociale, en particulier les profs qui enseignent à l’élite marocaine. Pourtant, eux ne se sentent pas intégrés, et ce ressenti pose effectivement la question de l’intégration au Maroc.
Mais peut-on vraiment parler d’intégration quand on est au contact d’une élite du Maroc ?
Oui effectivement... La question qu’on peut poser, c’est de savoir si l’élite marocaine est elle-même intégrée à la société marocaine. Cette question montre à elle seule les frontières sociales et économiques de cette société ; cela voudrait dire que l’élite elle-même pourrait ne pas être intégrée à sa propre société.
Quel est le rapport des Français au dialecte marocain ? L’intégration passe-t-elle nécessairement par la maîtrise de la darija et l’adoption des codes sociaux, en dépit des fortes différences culturelles ?
Ce que j’ai constaté, c’est que la plupart des enseignants et des Français qui vivent au Maroc ont cette représentation que pour être intégré, il faut parler la langue. Ils apprennent donc l’arabe mais se découragent souvent très vite pour plusieurs raisons : c’est d’abord une langue complexe, et puis ils se rendent compte qu’ils n’en ont pas besoin. Et quand bien même ils essaient de parler arabe, les gens ont tendance à leur répondre en français. L’exemple le plus significatif que j’ai, c’est une femme qui vit à Rabat depuis 35 ans, qui est mariée à un homme marocain et parle couramment la darija, notamment avec sa belle-famille, mais dès qu’elle sort de son cercle intime, on lui répond en français car on l’identifie comme étrangère. Au Maroc, l’assimilation n’est pas vraiment demandée, notamment juridiquement. Il n’y a pas de politique d’assimilation des étrangers à la culture marocaine ; une obligation d’apprendre la langue quant tout étranger arrive sur le territoire national, comme c’est le cas en France par exemple.
Globalement, quelle place la société marocaine réserve-t-elle à l’étranger selon vous ?
C’est le cœur de la question de l’intégration. Il y a une sorte de différenciation en fonction des flux migratoires pour les immigrés venant du Sud du Sahara, identifiés par leur couleur de peau, et ceux venant du Nord, dont la peau est blanche, même si ce n’est pas toujours aussi binaire. Par exemple quand on est blanc et qu’on va dans un quartier populaire comme Hay Hassani à Casablanca, ça va l’après-midi… Cette perception de l’élite n’est effectivement pas toujours bien vue dans tous les quartiers. On est perçus comme ayant de l’argent, comme l’ancien colonisateur venu de l’«Occident», même si je mets des guillemets à ce terme. Il y a également des quartiers marqués par un fondamentalisme religieux, et où tout ce que l’homme blanc peut représenter n’est pas forcément lié à l’argent.
De façon générale, la question du racisme ne se pose pas de la même façon en France qu’au Maroc. Je suis toujours un peu prudent avec ça car j’ai l’impression qu’on a souvent tendance à transposer dans le contexte marocain des notions qui ont été construites en France. Il faut dire enfin que certains Marocains accueillent l’étranger comme une personne à accueillir dans un pays où la circulation entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne est historique. Cela pose toute la question de savoir ce qu’on fait de l’hospitalité et de la politique d’accueil.