Il y a quelques années, j’avais opéré Khadija d’une infection pelvienne. Son époux travaillait et bénéficiait d’une assurance maladie obligatoire pour les salariés, Khadija pouvant en profiter et régler 30% uniquement de la facture de la clinique. Il y a quelques mois, elle est revenue me voir avec un énorme fibrome qui lui a occasionné des hémorragies plus ou moins importantes. Je lui avais dit qu’il faudrait le retirer. Les frais sont importants pour le couple, puisque le mari s’est retrouvé au chômage entre temps, n’ayant plus droit à son assurance. Khadija a pris son mal en patience en saignant plus abondamment.
Elle a essayé de me joindre parce que prise de panique, les hémorragies sont devenues de plus en plus douloureuses et aiguës. Après une consultation chez un confrère, son analyse montre une anémie profonde ; Khadija a perdu presque 40% de son hémoglobine. Cette situation m’a mis en colère, puisque j’assiste à un déclassement de personnes dignes qui n’osent pas déranger et n’osent pas non plus aller à l’hôpital à cause des difficultés que rencontrent la plupart des malades et leurs familles.
Je lui ai prescrit un traitement hémostatique pour tenter d’arrêter les hémorragies, mais une intervention s’impose en prenant des risques et en transfusant Khadija. Voilà comment le déclassement social emmène des patientes d’une intervention en conditions normales à des opérations dans des conditions critiques.
Je pense toujours que l’accès à la chirurgie est un droit pour ceux qui en ont besoin et un devoir pour nous. Un mois plus tard, de retour d’un voyage, j’ai recontacté Khadija pour avoir de ses nouvelles et réévaluer son hémoglobine. Il a fallu l’opérer puisque l’hémorragie a continué malgré le traitement hémostatique. L’opération a été délicate, mais s’est bien passée.
Cependant, Khadija a eu besoin de sang pour la transfusion. Commence alors le long périple de son mari auprès du centre de transfusion qui ne délivre les poches qu’au compte-gouttes faute de donateurs et ne les fournit qu’aux cas les plus critiques (comprenez mourant). Heureusement qu’on avait deux poches dans la clinique, qu’on a pu lui passer dans la nuit. Le mari après pourparlers et scandale est revenu avec une troisième.
Justement, j’ai essayé de retarder l’intervention pour ne pas en arriver là, mais l’hémorragie persistante a eu raison de ma patience. Enfin, Khadija a pu sortir le lendemain de l’intervention, avec une bonne mine, le mal en moins. Elle pourra se reposer et entamer une nouvelle vie sans saignements avec une certaine sérénité. Le sourire de Khadija et des autres femmes que mon chemin croise me redonne du courage pour continuer à leur chercher des solutions, dans un système de santé marocain où l’accès aux soins devient de plus en plus éprouvant.