- Ça va, grand ? Tu reviens demain ? Tel le cancre de Prévert, l'étrange étranger, Baddou dit oui avec la tête mais il pense non avec le cœur. Il a la peur aussi incrustée dans la peau que le noir de charbon quand il franchit, pas lent après pas lourd, les kilomètres douloureux qui le séparent de la cité. Il se dit qu'il n'y retour¬nera pas. Ce n'est pas un métier pour un berger. Un berger est fait pour compter les étoiles et les bêtes, pas mourir chaque jour au fond d'un trou. Mais le soir, devant le poêle, sa peur s'en va avec la vapeur qui sort de leurs vêtements et le lendemain, il y retourne.
Plus de 66 000 Marocains ont été embauchés à partir des années 60 par les Charbonnages de France pour travailler dans les mines du bassin lorrain et du Nord Pas de Calais, selon l'Association des travailleurs maghrébins en France. Une histoire collective marquée de peurs, de discriminations, mais aussi de solidarités et de combats qui a récemment trouvé écho dans deux ouvrages littéraires.
Les récits de vie de 17 anciens mineurs des Houillères du Nord ont inspiré le roman «Mauvaise Mine. Une aventure de Nour et Norbert», de Ricardo Montserrat & L'AMMN. L'ouvrage est conçu comme un polar mais se lit comme un roman historique. Nour, la narratrice et fille d'un des protagonistes, retrace pour Norbert, fils de mineur polonais, la vie de son père, Ayah, et de ses deux amis, Baddou et Lami, tous les trois mineurs dans le Nord Pas de Calais.
«Tout un homme» de Jean-Paul Wenzel relève de la même démarche : l'auteur a été invité à écouter les témoignages de mineurs maghrébins du bassin lorrain et il en a fait une fiction. Wenzel retrace le récit de vie de deux mineurs : un Algérien et Saïd, fils de potier de la campagne d'Assoul dans le sud marocain.
Deux histoires, un même «négrier»
Les deux fictions sont ainsi fortement inspirées de la réalité. Leur point de départ est d'ailleurs le même : la procédure d'embauche des futurs mineurs dans le sud marocain, le «triage» organisé à grande échelle par un recruteur venu de France.
«On nous hurle de nous mettre à poil» explique Saïd, narrateur et protagoniste de «Tout un homme». «Des docteurs sans blouse blanche nous examinent, nous tripotent : les bras, le dos, les jambes, les yeux, les dents, les mains, les ongles...» Nour, fille d'Ayah et narratrice de «Mauvaise mine», renchérit sur un autre registre.
«Les Charbonnages ne veulent pas de Berbères intelligents. Parler français, est un signe d'intelligence. Lire et écrire, de subversion. Il faut faire l'âne, le bourricot comme ils disent.» A Saïd de préciser : «Non, nous ne sommes pas sur un marché d'esclaves des temps anciens, nous sommes en 1973, la France recrute des mineurs dans le Sud marocain.»
Le recruteur en charge au Maroc est un personnage historique bien connu. Ricardo Montserrat ne mentionne que le nom que lui prêtent les mineurs : «Moraura». Jean-Paul Wenzel nomme cet ancien cadre des Charbonnages de France, Monsieur Mora, le «négrier» d'une chanson populaire amazighe. Il était «aussi connu que le roi Hassan II, dans les régions du sud du Maroc», écrit Ali El Baz de l'Association des travailleurs maghrébins de France.
Les résistants d'Enfer-les-Mines
Les récits relatent beaucoup d'expériences com-munes. En premier lieu la peur. Celle de la pre-mière descente à plusieurs kilomètres sous terre, mais aussi celle qui change de visage avec les années. Peur de crever, peur de tomber malade, peur de la poussière qui tue un mineur à petit feu, peur d'être maladroit, «de ne plus pouvoir travailler proprement et d'être chassé comme un malpropre, comme tant d'anciens, peur d'être condamné à remplir des sacs de sable pour protéger des explosions, dernière étape avant le renvoi au pays.»
Il y a la peur, mais aussi les discriminations, car si les Charbonnages viennent au Maroc pour embaucher des «bourricots», ce n'est pas pour les accueillir à bras ouverts. Ils doivent assurer la rentabilité en fin de cycle des mines de char¬bon françaises, pour rentrer au Maroc après leur fermeture. Statuts de travail, logements, dédommagements à la fermeture des mines : sur tous les plans, les mineurs marocains étaient en bas de l'échelle.
«En septembre 1980, un détail, sur la feuille de paie de certains d'entre nous, change radicale-ment le destin des mineurs marocains», explique Saïd. «Une retenue de deux cents francs correspondant au billet d'avion du retour! Personne n'en comprend la raison, la colère monte !» Les premières grèves de mineurs marocains s'en-suivent, d'abord en Lorraine, puis dans le Nord Pas de Calais, où Ricardo Montserrat entraîne le lecteur dans le cœur de ce combat : ses trois personnages, Lami, Ayah et Baddou organisent la grève, mobilisent et tiennent tête à l'entreprise publique française - et au régime en place au Ma-roc. Dans le roman, Montserrat raconte une visite de policiers à la famille d'Ayah au Maroc. «Ils ont demandé si t'étais du Polisario. Maman a répondu que non. Tu n'étais pas dans la police à Rio, tu étais à Enfer-les-Mines !» Un enfer qui verra la mort de Lami dans des circonstances suspectes, et celle d'Ayah après une longue maladie jamais diagnostiquée par les médecins des mines. Pour Nour, fille d'Ayah, son père et ses amis «sont des résistants».
Nostalgie ?
Dans «Tout un homme», Jean Paul-Wenzel garde une place importante à la vie familiale et au quotidien de son protagoniste en dehors des mines. Par endroit, une certaine nostalgie envahit le récit. «On est trop fatigués pour sortir se dis-traire, mais pour être franc, ça nous arrive quelquefois. On va danser en boîte, on boit quelques bières au bistrot, on part en virée à Sarrebruck où les filles sont moins farouches. On est dans les an¬nées 70, on a vingt ans, des fringues comme tous les jeunes, pantalons en pattes d'ef, chemises à fleurs, blousons, rouflaquettes et bananes gominées. J'ai encore des photos !», raconte Saïd.
Ce que le lecteur apprend sur les réalités de vie qui inspirent «Tout un homme» et «Mauvaise mine» dépasse la valeur littéraire des deux ouvrages. Le premier présente le quotidien des mineurs, traite davantage les ambiguïtés dans leurs choix de vie. Le second, plus fourni, explique et dé¬nonce. «Mauvaise mine» est un roman militant. L'auteur avertit que si «toute ressemblance avec des personnes existant, avec des événements qui auraient eu lieu ne serait que pur coïncidence [...] les batailles menées ne sont pas, elles, des fictions.» Nour, la narratrice, ouvre le récit en dé¬nonçant «le mépris, l'escroquerie, l'inhumanité de tous les collaborateurs de la machine à faire de l'argent avec le charbon, de la machine à faire peur.» Elle termine sur une note déterminée : «L'histoire n'est pas finie».
Note : Jean-Paul Wenzel, «Tout un homme». Editions Autrement (2011), 99 pages, 12 euros. Ricardo Montserrat & L'Association des Mineurs Marocains du Nord, «Mauvaise Mine. Une aven-ture de Nour et Norbert». Editions Colères du Présent (2011). 151 pages, 8 euros.
Cet article a été précédemment publié dans Yabiladi Mag n°9