Depuis qu’il s’était installé à Tanger durant les années 1940, Paul Bowles fit de l’écriture et de la photographie ses activités principales. Par ailleurs, il consacrait de plus en plus de temps à la découverte d’autres régions du Maroc, notamment la région de Jbala, du Rif et du Sahara.
Philosopher sur la question du détachement en tant que liberté, au cours de ces voyages, lui inspira ainsi son roman ‘Un thé au Sahara’ (The Sheltering Sky) en 1949. Une œuvre qui fut adaptée au cinéma en 1990, mettant en scène John Malkovich dans le rôle du musicologue, par le réalisateur italien Bernardo Bertolucci.
Depuis, les écrits de Paul Bowles eurent comme fil rouge ce séjour tangérois que l’écrivain n’avait pas prévu au départ, pour devenir le sujet principal de son travail.
Tanger, objet de nombreux ouvrages
Quelques années plus tard, un autre ouvrage le confirma. Let It Come Down, sorti en 1952, évoqua la corruption régnant à Tanger, peu de temps avant l’indépendance. Il y relata l’histoire de Nelson Dyar, un banquier new-yorkais qui arriva à Tanger pour commencer une nouvelle vie. Mais il finit par être rattrapé par ses vieux démons, devenant ainsi un maillon de la chaîne de corruption dans la Zone internationale.
Lors de son séjour à Tanger, Paul Bowles écrivit également ‘La maison de l’araignée’, sortie en 1954 pendant le mois du ramadan et évoquant la naissance de la conscience nationaliste au Maroc. Il y explora notamment l’évolution de la relation entre le Protectorat et le nationalisme marocain, conciliant au début et optant pour une option de compromis, avant d’affronter la présence française de manière virulente, notamment grâce à son organisation.
Sillonnant le Maroc et le monde pendant des décennies, Paul Bowles regroupa ses récits de voyage, rédigés entre 1950 et 1993, dans son ouvrage Travels, collected writings. On y retrouve notamment les descriptions de quelques aspects quotidiens de Tanger, cité vivant de profonds changements au lendemain de l’Indépendance.
Première de couverture de Travels, collected writings (1950 - 1993)
Des tensions entre le Makhzen et la population civile
Dans un chapitre du livre, l’écrivain se rappelait de la prise du ministère de l’Intérieur par le parti de l’Istiqlal et des conséquences qui s’en suivirent. En effet, la vie tangéroise gardait encore des bribes de son passé de Zone internationale. Les habitants refusaient de se laisser dominer par les agents que le parti plaçait par la force parmi les cadres de l’Intérieur à Tanger, ce qui donnait lieu à des confrontations et à des arrestations dans les rangs de la population. Autant d’épisodes historiques que Paul Bowles documenta à sa manière.
«A la tombée de la nuit, les maisons se referment. Les proxénètes et les passeurs refont surface. Les agents de Scotland Yard et du FBI se rendent aux bars d’une citadelle qui veut se débarrasser de sa réputation de ‘ville du péché’. Les réformateurs sociaux ont commencé à mener la guerre contre la prostitution, la consommation d’alcool, et avec plus de discrétion contre l’homosexualité et la consommation de cigarettes. La première année après l’Indépendance a été difficile. Peu de Tangérois ont pris au sérieux le parti de l’Istiqlal, lorsque celui-ci a annoncé sa ‘campagne d’assainissement’. Dans une démonstration de force, ce dernier a recruté alors de gros bras issus d’autres régions du pays, comme un moyen de dissuasion, laissant les agents locaux dans une incrédulité générale.»
Les tensions ne faisaient que croître et Paul Bowles allait jusqu’à évoquer des «prisons bondées», dans une région où les rapports avec l’autorité étaient historiquement loin d’être dans l’apaisement, comme il le rappela :
«La population est suffisamment consciente des objectifs du parti, qu’elle considère incontestablement comme un commando. Les Tangérois parmi les cadres de l’Intérieur ont tous été virés et remplacés par d’autres, venus d’ailleurs. Pour exprimer leur mécontentement, les habitants ont affiché clairement leur mépris aux nouveaux venus, en leur jetant des mandarines au visage. Les mesures à leur encontre étaient systématiques.»
Plus loin, Paul Bowles cita un avocat avec qui il s’était entretenu, traduisant ainsi les liens conflictuels entre la population et les représentants de l’autorité centrale, y compris militaire : «Tous les enfants qui ont porté un repas à un terroriste déguisé en uniforme ont été récompensés. On leur a donné la même tenue et une arme.»
Le Sahara au cœur de toutes les politiques
Sur fond de crise économique au Maroc, l’écrivain fit remarquer que les enrôlements dans l’armée étaient de plus en plus courants. Ils étaient pensés, entre autres, comme une solution immédiate pour palier le chômage, d’autant plus que le dossier du Sahara devenait une priorité de la politique de l’Etat, depuis le début des années 1960. Le dispositif militaire du royaume, notamment sur le plan humain, devait refléter l’intérêt porté à cette question. En revanche, Paul Bowles redoutait que cette méthode ne prouve ses limites, en faisant ce constat dans Travels, collected writings :
«Il est regrettable que, parallèlement à l’amélioration générale des conditions de vie, soit apparue une menace croissante du chômage. Le danger actuel est partiellement atténué par des enrôlements militaires. L’élargissement des rangs de l’armée n’est pas une solution viable, mais elle éponge temporairement le mécontentement et la fronde sociale qui envahissent les citoyens.»
Dans un contexte de profonds changements politiques durant les premières années du règne de Hassan II (1961 – 1999), Paul Bowles observait par ailleurs l’évolution de la vie culturelle à Tanger, ainsi que de l’introduction de la Jajouka dans les milieux citadins. Sur le plan musical, son contact avec les artistes locaux attira l’attention du ministère de l’Intérieur, surtout lorsque celui-ci remarqua que le musicologue enregistrait des pistes sonores.
Ce dernier finit par lui interdire expressément son activité. Mais pour avoir déjà pu enregistrer plus 60 heures de son avant, l’artiste arriva à parachever son travail malgré avoir mis fin aux recherches sur le terrain…
Paul Bowles avec son guide et accompagnateur Mohammed Larbi, lors de leur voyage pour effectuer des enregistrements sonores dans le Rif / Ph. Travels, collected writings (p. 280)