Petit à petit, des témoins interrogés par des journalistes nous révèlent quelques bribes du parcours des trois meurtriers. Aucune surprise quand on apprend qu’ils sont issus de milieux défavorisés, de quartiers sensibles, et même de milieux familiaux instables. Pourtant, en lisant l’article poignant d’Eloïse Lebourg du site Reporterre, j’ai été pris d’un certain vertige. Le témoignage d’Evelyne, une voisine qui a connu les frères Kouachi tous petits, glace le sang. Tous les ingrédients pour donner naissance à des monstres étaient réunis : père(s) inconnu(s), mère obligée de se prostituer, misère financière, mère qui se suicide. Une violence extrême les a frappés très jeunes dans un quartier défavorisé où, comme dans la jungle, ne pas avoir de père vous rend vulnérable. Ils nous ont renvoyé cette violence en pleine face 20 ans après.
Il a tué le Mickey de son enfance
Relater ces faits n’excuse évidemment pas les actes sanglants de ces terroristes. J’ajouterais que cela ne leur donne même pas droit au pardon, contrairement au titre du dessinateur Luz en couverture du dernier Charlie Hebdo. Il s’agit ici plutôt de comprendre ce qui a pu pousser un gamin de 10 ans, Cherif Kouachi, qui s’émerveillait d’avoir rencontré pour la première fois Mickey lors d’une sortie à Eurodisney organisée par Evelyne, de se transformer en jeune adulte armé d’une kalachnikov criant dans la rue «On a vengé le prophète Mohamed !» après avoir massacré les principaux dessinateurs de Charlie Hebdo. Il s’agit de s’interroger sur le mécanisme qui dans notre société produit des tueurs en série qui ont tous peu ou prou le même profil : Khaled Kelkal, Richard Durn, Mohammed Merah, les frères Kouachi ou Amedy Coulibaly.
Tous viennent de quartiers sensibles, ont la vingtaine ou la trentaine, célibataire, souvent sans enfant. Ils sont pour la plupart sans père, parfois même sans mère et n’ont personne pour les écouter. Il est évidemment plus facile pour un recruteur djihadiste d’attirer vers lui une personne en rupture sociale, plutôt qu’un Français musulman, fonctionnaire, père de famille et qui rêve de voir son fils ou sa fille devenir médecin ou professeur.
On pointe souvent du doigt les Etats-Unis qui, en autorisant le port d’armes, ont engendré une violence inouïe au sein de la société. On oublie pourtant que la violence sociale en France, les humiliations, les blessures successives qui ne laissent jamais la plaie cicatriser complètement, créent des citoyens-zombies. Ils sont français, sont nés en France, et peut être porte un prénom bien «de chez vous» comme Richard Durn, mais veulent entrainer toute la société dans le cauchemar qu’ils vivent. Ce dernier avait d’ailleurs écrit dans sa lettre où il expliquait son passage à l’acte à la mairie de Nanterre (8 élus morts et 19 blessés) : «…puisque j’étais devenu un mort-vivant par ma seule volonté, je décidais d’en finir en tuant une mini élite locale qui était le symbole et qui étaient les leaders et décideurs dans une ville que j’ai toujours exécrée…». Et la phrase suivante : «Parce que le frustré que je suis ne veut pas mourir seul, alors que j’ai eu une vie de merde, je veux me sentir une fois puissant et libre» aurait très bien pu être écrite par Cherif Kouachi ou Amedy Coulibaly.
Citoyens-zombies
Tous ces jeunes, loin d’exprimer une quelconque appartenance à la société, la vomisse. Ce ne sont pas seulement les fils d’immigrés qui peuvent être candidats à cette forme moderne de suicide, mais tous ceux qui se sentent exclus de cette société moderne et violente. Les nombreux Français «de souche» partis faire le djihad en Syrie ou en Irak prouvent que le mal est plus profond que l’intégration de la nième génération issue de l’immigration maghrébine ou subsaharienne.
Les journalistes des chaînes télévisées en France sont horrifiés par le nombre d’élèves refusant de crier #jesuisCharlie. Sonnés par l’effroi de voir des journalistes comme eux tués en plein Paris, ils ne voient même pas que ces jeunes n’arrivent plus à affirmer #jesuisFrançais. On a raté quelque chose ! A force d’exclusion, ces jeunes ne ressentent plus aucune appartenance à la société française et évidemment ne croient plus au rêve français. Dans un documentaire sur les violences entre quartiers rivaux à Evry qui avaient fait des morts, des jeunes témoignaient qu’ils n’avaient aucun rêve, aucun avenir. Dans une attitude crâneuse à la manière d’un film de gangster américain, ils balançaient : «on sait très bien ce qui nous attend : la mort ou la prison !».
T´es prévenu, y a pas un voyou qui fasse long feu
T´es prévenu, la rue ne t´offre que deux issues :
La mort ou la prison
En d´autres termes
Quatre murs ou quatre planches
En 2001, le rappeur Kery James sortait son album "Si c'était à refaire" avec une chanson coup de poing intitulée "Deux issues". Il évoque dans un texte ciselé en forme d’avertissement, le destin pour tous les paumés des quartiers ghettos : finir entre 4 murs ou 4 planches. Et trop souvent, le passage en prison n'est qu'une étape accélérant l'arrivée prématurée au terminus. Depuis, il faut l’admettre, les pouvoirs publics n'ont pas su répondre aux cris des acteurs sociaux, associatifs et certains élus locaux pour conjurer cette fatalité pour nos jeunes.
Deux issues
Les frères Kouachi et Coulibaly en font parti. Ne se contentant pas de la 2ème division de la voyoucratie, ils ont été recrutés par une équipe internationale du terrorisme. Et le drame c'est qu'aujourd'hui ils entraînent avec eux la vie de 17 innocents. On se fichait bien des voyous qui finissaient entre 4 planches après s'être entre-tués. On ressortait la fameuse phrase du film de Mathieu Kassovitz, la Haine (1995) : «Jusqu’ici tout va bien. Jusqu’ici tout vas bien. Mais l’important c’est pas la chute. C’est l’atterrissage !»
Alors qu'est ce qu'on fait maintenant qu’on a atterri dans un «Walking Dead» républicain avec des citoyens-zombies, des frustrés, des humiliés devenus meurtriers, précipitant avec eux toute la société française dans leurs sanglants et spectaculaires suicides ? Peut-être humblement réfléchir à comment éviter que d’autres ne continuent avec le même horizon obscurci. Nous sommes condamnés à nous soucier d’eux, à leur offrir un peu du confort de nos vies et nous impliquer dans les leurs. Pour paraphraser le titre de la chanson de Kery James, nous n’avons plus que deux issues : qu’ils partagent nos rêves ou nous finirons dans leurs cauchemars !