Pour Jmaâ Baida, Professeur d'Histoire Contemporaine et Responsable de l'UFR " Le Maghreb Contemporain" à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de l’Université Mohammed V-Agdal de Rabat, le projet de télévision en amazigh est bien opportun. Il se prononce ‘’pour’’ d’emblée, et bat en brèche les arguments qui présagent une division : ‘’ Je suis tout à fait pour une télévision amazighophone car cela s'inscrit dans un Etat de droit qui doit respecter tous les particularismes culturels du pays. Evoquer le "dahir berbère" est un anachronisme dénué de sens. C'est vraiment se tromper d'époque et rechercher des amalgames ! Ou alors, il s'agirait pour ceux qui l'évoquent d'intimidation politicienne motivée par des enjeux actuels (idéologiques ou autres) et non point par un souci quelconque d'unité nationale. Refuser aux Berbères leur langue, c'est cela qui risque de semer la discorde.
En plus, évoquer la question du Sahara pour s'opposer aux revendications berbères, c'est aussi de la mauvaise foi...surtout à un moment où l'on envisage une solution de ce conflit dans le cadre d'une autonomie régionale qui sauvegarde, entre autres, les particularismes culturels et linguistiques’’.
Tout comme M. Baida, Ahmed R. Benchemsi (Directeur de la publication et de la Rédaction du magazine Tel Quel) ne voit pas non plus d’inconvénients à la création d’une chaîne de télévision en langue amazighe. Il estime pour sa part qu’une télévision en amazigh serait une bonne chose, à condition toutefois qu’il y ait des sous-titres en darija pour permettre au plus grand nombre de Marocains de suivre.
Quant à Ahmed Assid, membre de l’IRCAM (Institut Royal de la Culture Amazighe), une télévision berbère, plus qu’une proposition, est une revendication : ‘’Nous avons créé le comité de défense de l’amazigh à la télévision pour rappeler aux décideurs les droits de notre identité (langue et culture amazighes) dans les chaînes publiques nationales. Nous sommes pour la création d'une TV proprement amazighe.’’ Mais, souligne t-il ‘’Nous ne voulons pas que cela serve de prétexte aux programmes des télévisions publiques pour reléguer encore davantage la culture amazighe aux oubliettes’’. ‘’C’est pourquoi nous avons proposé aux responsables les suggestions suivantes :
1) l’amazigh doit avoir 30 % de la diffusion nationale dans les chaînes de TV marocaines d'ici à 2008 ;
2) Avant création de toute TV amazighe, la 1ére et la 2éme chaîne doivent réaliser le contenu des cahiers des charges qu’ils ont signés depuis janvier 2006 ;
3) Ladite TV amazighe ne doit en aucun cas être l’alternative des revendications amazighes dans les autres chaînes’’, ajoute t’il. Avant de marteler : ‘’ Maintenant, ceux qui disent qu’une TV amazighe sera une menace pour la cohésion sociale vivent toujours les années 70, et n'arrivent pas à admettre que les temps ont changé, et que la diversité est plutôt considérée aujourd’hui comme une richesse et non comme un danger. Ceux qui pensent qu’une TV amazighophone serait source de division – qu’ils soient acteurs politiques ou civils- sont encore sous influence de l'idéologie panarabiste fanatique dont ils rêvent toujours d’en diffuser le principe de la pensée unique pour généraliser l 'arabisation totale et effacer notre identité autochtone’’.
Pour Ismail Menkari, professeur-chercheur en sociologie des médias, il conviendrait d’abord d’apporter des éclaircissements par rapport à certains arguments avancés ça et là : ‘’ D’abord, je voudrais revenir sur le ‘’dahir berbère’’ puisque certains l’ont évoqué comme argument. Je sais que ce dahir continue encore de hanter les esprits marocains… Mais le dahir berbère était une continuité des précédents dahirs promulgués par les anciens sultans marocains, et qui est venu confirmer l’idée que les berbères pouvaient se juger d’après leurs coutumes, etc’’.
‘’ Ensuite, deuxième argument avancé, c’est que certains trouvent que cette télévision consacrée à l’amazigh, ‘’communautaire’’, donc source de ‘’scission’’ au sein de notre société… Je veux juste ajouter que si cela venait à voir le jour, il ne serait pas un fait inédit puisqu’on trouve l’exemple au Canada, en Suisse, en Belgique, etc. sans que cela porte atteinte à l’unité nationale… Enfin, cela étant dit et pour répondre à votre question, je ne suis pas favorable pour ma part à l’idée de créer une télévision amazighophone. Je crois qu’il faudrait d’abord se poser une question sur l’utilité de la télévision au Maroc. Car si le petit écran est fait pour informer, éduquer et divertir, nos chaînes publiques le font si mal que finalement elles ne constituent qu’un épouvantail pour les téléspectateurs nationaux qui préfèrent se rabattre sur les chaînes étrangères. Parce que nos chaînes sont makhzéniennes, structurées de telle sorte que les Marocains ne s’y retrouvent pas. Ce n’est donc pas une telle télévision qui viendrait changer cet état de fait. De plus une chaîne berbérophone ne servira pas la ‘’cause’’ de cette culture, elle ne fera, au contraire, que la museler davantage !’’
Jmaâ Goulahsen, journaliste à 2M et présentateur de l’émission Moubacharat Maâkoum, abonde dans le même sens : ‘’Personnellement, je considère que le projet d’une TV amazighophone est, actuellement, prématuré étant donné qu’on est en train de construire encore les chaînes généralistes. Je considère qu’il vaut mieux commencer à intégrer petit à petit l’Amazigh dans les chaînes nationales au lieu d’entamer un projet ambitieux qui tournera à l’échec. Déjà rien que la production pose problème. Imaginons une TV amazighe qui diffuse au moins 14 heures par jour, avons-nous assez de matières (séries, émissions, films, etc.) pour l’alimenter ? S’il faut créer une nouvelle chaîne pour y diffuser que de la production étrangère, ce n’est pas la peine’’. Concernant la discorde évoquée comme argument en défaveur d’une chaîne en amazigh, M. Goulahsen avoue qu’il ne peut juger les intentions des uns et des autres.
En tout cas, à l’heure actuelle, le projet d’une chaîne en amazigh est en pleine gestation puisque le comité chargé de ce dossier s’est réuni en début de semaine au Ministère de la communication pour faire le point. Pendant ce temps, une équipe de journalistes de 2M est en stage de perfectionnement en langue amazighe à l’IRCAM en vue, semble t-il, de prendre en charge les programmes que la chaîne compte mettre en place pour répondre aux revendications des amazighophones. Attendons de voir la suite!