Les polémiques sur l’islam en France bourgeonnent au gré des saisons. La burka en hiver, les repas halal à la cantine au printemps, le burkini en été et désormais l’abaya pour la rentrée, afin de meubler tout notre automne. Au fur et à mesure que les feuilles des platanes tomberont dans les cours des écoles, les enseignants doivent-ils s'armer de double-décimètres pour mesurer la longueur des robes ? Le problème des abayas n’est pas nouveau, mais il a émergé dans l’actualité aoûtienne, à la faveur de la sortie médiatique du nouveau ministre de l’Education nationale, Gabriel Attal.
Pour certains, cette dernière interdiction vestimentaire est une nécessité pour sauver la laïcité d’un péril islamiste. Pour d’autres, c’est une nouvelle brique dans l’organisation d’une police du vêtement, voire une nouvelle brique dans l’islamophobie. Vêtement religieux ou culturel, cette mesure à l’instar de l’interdiction du voile à l’école en 2004 permettra-t-elle de baisser les tensions dans les établissements scolaires ?
Pour apporter un éclairage sur ces dimensions, l’émission Faites entrer l’invité, spéciale Marocains du monde sur Radio 2M, en partenariat avec Yabiladi a accueilli, mercredi, Abdallah Zekri, vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), ainsi que Farid El Asri, anthropologue et docteur en sciences politiques et sociales à l’Université Catholique de Louvain (UCL) en Belgique, directeur du Center for Global Studies et professeur à l’Université internationale de Rabat (UIR), titulaire de la chaire «Cultures, sociétés et faits religieux», directeur de publication Afrique(s) en Mouvement.
Non, l’abaya n’est pas «un vêtement religieux»
La polémique sur l’abaya date de plusieurs mois, pour ne pas dire quelques années déjà. «Nous nous y attendions, dans le mesure où il y a déjà eu des discours concernant la tenue vestimentaire des femmes. Nous avons fait un communiqué au nom du CFCM, le 11 juin 2017, pour alerter sur le sujet», a déclaré Abdallah Zekri. Le vice-président du Conseil a rappelé que son instance avait de nouveau communiqué, cette semaine, pour expliquer «clairement que l’abaya n’est pas un vêtement religieux». «M. Attal est nouvellement ministre, il a gravi les échelons et il veut faire du buzz ; il ne veut pas être derrière Gérald Darmanin qui occupe tout l’espace médiatique et comme d’habitude, c’est au sujet de l’islam, des musulmans, des migrants ou du burkini», a-t-il regretté.
«Etant donné que chacun est libre de s’habiller comme il veut, il y a lieu de dire qu’il y a une atteinte à la liberté et le problème se posera dès la rentrée, le 4 septembre, pour de jeunes filles qui vont venir avec des jupes longues ou avec une abaya. Va-t-on les laisser entrer ou leur interdire l’accès à leurs établissements ?», s’est interrogé le représentant du CFCM. Celui-ci a, par ailleurs, exprimé les dispositions de son instance à «saisir le tribunal administratif, en première instance, ou saisir le Conseil d’Etat s’il le faut», étant donné que «rien ne justifie ces mesures».
«Ce n’est pas l’abaya qui pose problème dans les écoles, c’est le harcèlement qui cause des suicides de jeunes écoliers, c’est le manque d’enseignants… Face à cela, on détourne l’attention avec cette question-là, certains vont même appeler à un référendum. De quel droit peut-on dire aux gens de s’habiller de telle ou telle autre manière ?»
Le responsable rappelle que selon cette polémique, «l’abaya serait un habit religieux, car seules les musulmanes le portent». «Or, de jeunes filles françaises non-musulmanes portent bien des jupes et des robes longues. On dénonce l’Iran pour sa police du vêtement, mais n’a-t-on pas une police du vêtement en France, alors qu’on parle de laïcité ? Lorsque celle-ci était respectée, ces questions ne se posaient pas», a souligné Zekri.
Une polémique qui dévoie la laïcité de son essence
Pour sa part, l’universitaire Farid El Asri a souligné que «la prise de fonction du ministre s’est faite sous le coup d’une polémique intéressante pour lui, en matière d’hypermédiatisation et de course politicienne qui se sert plus à droite de la droite». Concernant l’interdiction de l’abaya, il a analysé que «la première dimension est l’enjeu politique derrière cette démarche ; la deuxième est ce qu’on sacrifie sur l’autel de la laïcité, dévoyée de son essence (…) dans un cadre où le politique n’a pas à dire ce qui est religieux ou ce qui ne l’est pas ; la troisième dimension est celle du problème sémantique».
«Depuis quelques semaines, je vois une arabisation de la France, où tout le monde parle d’une tenue vestimentaire longue, qui s’appellerait abaya. Cette arabisation est problématique en elle-même, parce qu’elle porte une connotation qui, indirectement, vire vers l’exotisation : on parle de quelque chose qui vient d’ailleurs, du monde arabe, du wahabisme, etc. On lui donne une charge qui empêche de voir clair dans ces débats.»
Farid El Asri rappelle notamment qu’«on parle de jeunes filles qui arrivent à l’école avec des vêtements longs ; dans l’ensemble des images qu’on a pu voir, qu’elles retirent leur foulard en entrant à l’école, vu que celui-ci a été considéré comme étant un signe religieux, quand bien même il n’en existe pas en islam». «Ni le croissant, ni la couleur verte, ni le voile, ni la main de Fatima ne le sont. C’est un habillage qui correspond à un référentiel éthique, mais qui a une culture qui lui est propre et qui n’est pas islamique en tant que telle. Ces jeunes filles portent donc des tenues longues, tout en respectant le cadre de la loi de 2004», a-t-il souligné.
Le chercheur insiste sur le fait que «les jeunes filles musulmanes qui vont à l’école de la république sont des citoyennes respectueuses de la loi, puisqu’elles se plient au règlement». «Après, nous sommes dans un environnement mondialisé. Comme le jeans et les baskets nous viennent d’ailleurs, on peut avoir d’autres tenues ou modes vestimentaires différentes. Elles pourraient correspondre à une éthique religieuse, mais dans l’environnement de la laïcité, il n’y a pas lieu de transgresser le débat sur ce qui concerne intimement la manière dont les filles devraient s’habiller», a-t-il ajouté.
Dans son temps, l’ancien ministre des Affaires étrangères français et l’un des pères fondateurs de la loi de 1905 sur la laïcité, Aristide Briand, a évoqué la soutane, en affirmant très fort que l’Etat n’a pas à se soucier de l’habit religieux. Dans ce nouveau cadre, la soutane devient «un habit non pas pour les religieux mais un vêtement normal, pouvant être porté par tout le monde». Ce principe décharge finalement la manière de s’habiller de toute symbolique religieuse. En l’espèce, l’interdiction de l’abaya semble être à rebours de ce discours au fondement de la laïcité française.