Né à Ouezzane en 1979, Mohamed El Bakkali n’imaginait pas s'orienter vers le journalisme, lui qui se projetait dans le domaine scientifique. Après son baccalauréat en sciences mathématiques, il rejoint les classes préparatoires à Rabat. Le cheminement classique de ce parcours l’aurait amené à évoluer dans des métiers d’ingénierie, mais c’était sans compter sur «le coup du destin», comme il nous le décrit.
Après sa première année en classes préparatoire, il ne se voit plus évoluer dans ce parcours tout tracé. «J’arrivais dans une ville lointaine, tout était nouveau pour moi. Il fallait gérer la séparation familiale et le rythme de vie qu’impliquent les études supérieures… J’ai décidé de tenir le coup jusqu’à ce que je réussisse ma première année, mais j’ai décidé aussi de ne plus y retourner après cela», se souvient Mohamed El Bakkali.
Un revirement pour renouer avec ses premières passions
Il se rappelle avoir toujours eu une relation particulière avec les livres, la lecture et les journaux. «A la maison, mon père avait ce rituel de lire les journaux chaque jour. Mes deux frères, ma sœur et moi avons grandi dedans et j’ai développé l’habitude de feuilleter des supports d’information dès le jeune âge. L’apprentissage s’est donc fait de manière naturelle et presque sans m’en rendre compte», raconte celui qui reconnaît avoir eu «un penchant pour la littérature, tout au long de [son] parcours personnel».
Sommet européen à Bruxelles
En 1998, il intègre ainsi l’Institut supérieur de l’information et de la communication (ISIC), tout en restant hésitant sur son choix. «Mon premier stage de fin d’année a été décisif et m’a conforté. Le contact direct avec le métier au sein de la Radio nationale a été le déclic en révélant ma passion pour le journalisme», se souvient-il. Plutôt perfectionniste, Mohamed El Bakkali a le sentiment que «l’on n’apprend jamais assez pour bien maîtriser tous les outils intellectuels, analytiques et le savoir nécessaire afin d’être journaliste». Il décide même de faire un cursus parallèle en s’inscrivant en sociologie à la Faculté des lettres et des sciences humaines.
Diplômé de l’ISIC en 2002, Mohamed El Bakkali continue ses études en sociologie jusqu’au doctorat, dont il soutient la thèse en sociologie des médias, en 2014, s’intéressant à l’éthique, le professionnalisme et l’idéologie dans le journalisme. Mais avant cela, il se lance rapidement dans le milieu professionnel en rejoignant le bureau d’Al Qods Al Arabi à Rabat. «C’était une grande chance pour moi de travailler avec un média international qui m’a permis d’évoluer très vite, puisque j’y ai eu le plaisir de côtoyer et d’apprendre de journalistes qui avaient derrière eux plusieurs années dans le métier», se rappelle-t-il. Le journaliste réussit son concours d’accès à la MAP, tout en continuant à être correspondant pour Al Qods jusqu’en 2006.
Depuis, il quitte le Maroc une première fois pour intégrer Al Jazeera à Doha pendant un an, après avoir réussi également un concours d’accès. Il en garde un souvenir particulier.
«Rejoindre Al Jazeera en étant encore jeune journaliste a été une expérience intéressante pour moi. J’avais 26 ans alors que les journalistes de la rédaction avaient la quarantaine. Ceci m’a beaucoup aidé à gagner en maturité dans le domaine professionnel et à mûrir humainement aussi.»
Correspondant en zones de tension
Avec l’ouverture d’un bureau d’Al Jazeera au Maroc, Mohamed El Bakkali revient au pays. Mais avec sa fermeture, trois ans plus tard, il quitte le royaume une nouvelle fois, en 2010. Il part d’abord au Soudan, où il couvre les conflits de la région, ainsi que le référendum sur l’indépendance du sud. Il se rappelle d’«un événement dramatique dans le monde arabe, car le Soudan était le plus grand pays de la région, mais il s’est retrouvé finalement coupé en deux».
Dans la zone frontalière du sud du Liban
A l’aube des Printemps arabes, l’actualité régionale bouillonne. Le journaliste est amené à s’installer en Tunisie, de 2011 à 2014. «C’était un moment magique pour moi. On n’a jamais vécu un tel bouleversement dans le monde arabe depuis l’indépendance et l’avènement de l’Etat national. Au fil des années, les choses ont évolué autrement, mais au moment des événements, le peuple reprenait ses droits et c’était surtout comme cela que nous l’avions vécu de l’intérieur, en tant que journalistes correspondants», se rappelle-t-il.
Mohamed El Bakkali est envoyé en zones de conflits armés, notamment en Libye, où il fait son premier contact avec le journalisme de guerre. «Sur le terrain et chaque jour de couverture, nous risquions nos vies. C’était une expérience riche et dangereuse à la fois et elle était très importante dans ma vie. La guerre ressort ce qu’il y a de meilleur et de pire en l’humain. J’ai appris à faire des couvertures dans des conditions extrêmes, mais tout en ayant conscience du danger», se souvient le journaliste.
«Humainement, être reporter de guerre nous apprend à valoriser chaque chose que nous avons, à commencer par le sentiment de sécurité. On se met à l’épreuve aussi. On réalise ses propres limites. Sur le terrain, on doit gérer la peur et ne pas prendre les mauvaises décisions.»
Sur la Place verte au lendemain de la chute du régime de Kadhafi
Depuis 2014, Mohamed El Bakkali vit en France en tant que correspondant d’Al Jazeera en Europe. Dans les couvertures les plus importantes qu’il réalise, il est envoyé dans d'autres terrains de tensions. Il se rappelle particulièrement de sa couverture de la Flottille de Gaza en 2016. Un voyage «très risqué», d’autant qu’«il y a eu des morts parmi les activistes dans le voyage qui a précédé cette deuxième flottille ayant pour but de braver le blocus sur Gaza», nous raconte le journaliste, qui décrit «un moment inoubliable» durant lequel Moncef Marzouki, ancien président tunisien, a fait partie des passagers.
En mer, le journaliste se rappelle de l’opération de la marine israélienne pour récupérer l’embarcation et toutes les personnes à bord. «Nous avions vécu une situation surréaliste, où nous étions cernés par huit navires militaires», se rappelle-t-il encore, sans oublier les quatre jours de détention à Ashdod, puis son expulsion vers le Maroc via l’Italie.
Un journalisme indissociable de la recherche
Parmi ses expériences marquantes, Mohamed El Bakkali retient aussi la couverture qu’il a réalisée au cours du mouvement migratoire de 2015, avec l’arrivée de nombre de ressortissants syriens en Europe. «Au niveau frontalier, on s’est retrouvé à faire le travail de correspondance en tant que journalistes, mais nous ne pouvions pas ne pas être affectés humainement des situations de ces populations ; nous étions face à des personnes qui vivaient stablement dans leur pays, qui étaient médecins, journalistes, avocats… et qui ont tout perdu du jour au lendemain, puis se sont retrouvées sous des tentes de fortune, sans rien», se souvient-il.
A l'Université Sultan Qabus lors d’une formation dédiée aux étudiants en journalisme
Mohamed El Bakkali couvre également le conflit armé récent entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, tout en gardant à l’esprit que dans toutes les zones de tensions où il s’est trouvé jusque-là, «des civils et des journalistes en exercice sont morts».
Mais dans ce rythme effréné, le correspondant continue de garder un pied dans la recherche académique. L’obtention de son doctorat n’a pas été une finalité en elle-même, puisqu’il est retourné aux bancs de l’université pour suivre un master en relations internationales et diplomatie, à l’Université de Paris II. «Malgré mon travail journalistique, j’ai souhaité ne jamais me couper du domaine de la recherche pour pouvoir garder la capacité de creuser et d’avoir le recul nécessaire des événements. Ce sont deux choses que l’on trouve moins dans le travail journalistique, contrairement à la recherche qui se fait sur le temps long», souligne-t-il. C’est ainsi qu’entre 2013 et 2015, il a été membre intervenant de la Commission internationale pour la recherche de la paix de l’UNESCO.
Depuis 2016, Mohamed El Bakkali est formateur, expert accrédité au sein de l’Institut d’Aljazeera de formation. Il donne des formations dans de nombreuses universités au Maroc et ailleurs. Après la publication de sa thèse par le Centre arabe des recherches et des études politiques (Beyrouth-Doha), il travaille désormais sur un deuxième projet de livre, portant sur la géopolitique des médias.