Au Maroc, chebakia ou mkharqa fait incontestablement partie des douceurs incontournables qui sont servies sur la table du mois de Ramadan. Très popularisée au fil des siècles, elle n’a pas toujours été préparée dans le pays. En effet, c’est l’un des gâteaux au miel dont l’introduction à la gastronomie du terroir s’est faite avec l’arrivée des communautés juives et musulmanes chassées d’Al-Andalus, durant la Reconquête chrétienne (722–1492). Ce sont surtout les familles ottomanes et celles issues de Mésopotamie, installées dans la péninsule ibérique, qui ont ramené avec eux ce savoir-faire depuis l’Orient.
Chebakia doit son nom à sa forme en fleur, obtenue grâce à une technique particulière qui consiste à entremêler des lamelles de pâte. Cette dernière est faite à base de farine, d’amandes, d’anis, de gomme arabique, de cannelle, de sésame et d’eau de fleur d’oranger. Dans certaines régions, des pistils de safran y sont ajoutés. «Frite dans l’huile et égouttée avant d’être trempée dans du miel, elle est de couleur ambrée et bien cuite. Elle l’est moins quand elle est préparée au safran», indique à Yabiladi la cheffe cuisinière Fatema Hal, auteure de nombreux livres sur l’art culinaire ancestral au Maroc, diplômée en ethnologie à l’Ecole pratique des hautes études en 1979.
Zellabia, chebakia, griouch ou mkharqa ?
Selon Fatema Hal, la plus ancienne pâtisserie au miel dans cette catégorie est zellabia. Les sources historiques qui ont retracé son évolution font état de légères modifications dans sa composition, qui prend la forme de cercles de spirale obtenus avec une pâte plus fluide, passée à l’entonnoir.
Chebakia, elle, sera plutôt évoquée par l’expression «stucs de l’Alhambra», que l’on appelle griouch dans le Maroc oriental et en Algérie. Ces gâteaux de miel sous forme de lamelles seront appelés mkharqa ou chebakia, au gré des déclinaisons dans les régions marocaines. Une autre variante est communément appelée «bouchnikha» ou «cheveux d’ange», par le fait que ses lamelles soient plus fines et assemblée seulement des deux extrémités du gâteau.
Bouchnikha
Fatema Hal rappelle que chebakia est «servie dans toutes les fêtes, les mariages et les occasions, contrairement à zellabia qui est plus riche en miel, en sucre» et qui se prépare particulièrement pendant le mois de Ramadan, en raison de son fort apport énergétique. Zellabia ou «ziryabia» est décrite par Ahmed El Kamoun et Hachem Skalli dans leur ouvrage «L’influence maurisque au Maroc» comme ayant une texture de pâte liquide, qui prend forme pendant la cuisson.
Publié en 2010 par le Centre des études et des recherches en sciences humaines et sociales à Oujda, le livre indique que cette appellation a été adoptée en reconnaissance au musicien originaire de Mossoul, Abu Hassan Ali ben Nafi, dit Ziriab, qui l’aurait introduite dans la péninsule ibérique. Mort à Cordoue en 857, il est l’une des principales figures historiques ayant influencé l’art de vivre andalou durant le IXe siècle. Homme de lettres, astronome et géographe, il est la dynamo de la musique arabo-andalouse de son temps. Mais il n’a pas manqué de perpétuer certains savoir-faire gastronomiques de ses aïeux, dont la base de cette préparation qui connaîtra des améliorations et des réadaptations au Maroc.
Zellabia
Au Levant et particulièrement en Syrie, une préparation appelée «mchebbek» est d’ailleurs célèbre. Elle diffère de la chebakia dans la forme uniquement, car elle est préparée de la même manière, avec une pâte frite dans de l’huile, trempée dans du sirop et non pas dans du miel. En Turquie, un gâteau ressemblant s’appelle Halaka (l’anneau).
De l’avis de Fatema Hal, l’hypothèse d’une transmission depuis l’Orient et l’Empire ottoman sarait la plus plausible. C’est le cas de plusieurs gâteaux et douceurs préparés dans le royaume, mais dont la plupart est d’origine étrangère, modifiée au fil des siècles. «Nous n’en sommes pas à l’origine, mais nous avons su les développer, les façonner et les raffiner», soutient Fatema Hal.
«La plupart des pâtisseries viennent du Moyen-Orient, particulièrement de Mésopotamie, surtout de Syrie et particulièrement d’Alep, historiquement connue pour les préparations de mets sucrés. Leur zellabia se trouve d’ailleurs dans les vieux textes, qui évoquent son appellation.»
Mchebbek syrien
La moneda, une variante moins connue préparée avec raffinement
La cheffe cuisinière estime nécessaire de «se poser des questions» sur l’histoire de ces mets et non pas «apporter des affirmations». Elle rappelle ainsi qu' «il ne faut pas prendre ce que l’on sait sur nos régions pour argent comptant, d’autant plus que l’origine dans les recherches se contredit et s’enrichit».
«Les frontières entre les pays n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. Par exemple, Oujda a été momentanément occupée par les Ottomans. Donc une circulation des produits et des techniques ancestrales se faisait. Nous avons beaucoup hérité et préservé des aspects de Tlemcen, Maghnia, Oran, Alger et même Constantine, mais on les a aussi enrichis, surtout que les familles étaient très mixtes et opéraient des allers-retours fréquents.»
Une variante plus enrichie existe particulièrement à Tétouan et dans quelques villes du nord du Maroc, où la pâte entrant dans la composition de la moneda et sa cuisson tiennent beaucoup de la chebakia. Mais contrairement à cette dernière, la moneda est constituée de deux préparations distinctes, rassemblées avec un grand raffinement. Il s’agit d’une pâte d’amande (3oqda), renfermée dans une pâte similaire à celle de chebakia, sous forme de disques.
Son trempage dans le miel dure plus longtemps que chebakia. Il peut prendre jusqu’à une demi-heure par pièce, afin d’obtenir un gâteau aussi doré que les «stucs de l’Alhambra», mais avec une pâte d’amande onctueuse à l’intérieur, qui aura pris tout son temps pour absorber généreusement le miel chauffé. Son appellation est dérivée de l’espagnol, où ce terme signifie littéralement «pièce de monnaie», en référence à la forme ronde du gâteau.
A l’inverse de chebakia, la datation de la moneda n’a pas été exhaustivement retracée par les historiens pour mieux connaître son ancienneté dans le nord du Maroc. Cependant, elle reste l’une des préparations les plus raffinées, transmises au sein des familles de la région.
«Nous avons enrichi ces préparations et nous les avons entretenues de la sorte», précise Fatema Hal. Au Maroc, «nous sommes arrivés à un degré de raffinement pour faire de la chebakia ce qu’elle est aujourd’hui», soutient la spécialiste, qui rappelle que cette pâtisserie a été préparée dans les villes impériales, de Fès à Oujda, avant sa popularisation. C’est aussi l’un des savoir-faire qui a longtemps été une spécialité «professionnelle» chez les hommes plus que les femmes, comme le sont les beignets traditionnels (sfenj).