Silence, on casse ! ALGÉRIE - 20 novembre 2005- par CHERIF OUAZANI
L'émeute populaire est devenue une forme d'expression politique de plus en plus répandue. Aucune région du pays n'est épargnée. Essai d'explication.
Jeudi 10 novembre. Un début de week-end tranquille à Laghouat, ville aux portes du Sahara où les gens commentent les images venues des banlieues françaises en flammes. Loin des soucis de ses collègues d'outre-Méditerranée, un policier en civil échange des caresses avec sa dulcinée, résidente à la cité universitaire voisine. Jugeant l'attitude du couple indécente, un riverain d'une vingtaine d'années, Mustapha Rougab, les prie d'aller s'ébattre ailleurs. Les propos s'enveniment, le policier exhibe son arme, mais cela ne démonte pas Mustapha. Le coup de feu part. Le jeune homme, atteint à la tête, décède. La foule qui l'accompagne à sa dernière demeure crie sa colère. De retour du cimetière, la procession vire à la manifestation puis à l'émeute. Les quartiers populaires s'embrasent. La ville est saccagée, les axes routiers sont bloqués. Plusieurs millions de dollars de dégâts sont occasionnés, et des dizaines d'interpellations sont opérées. À quelques rares exceptions, ce type d'événement ne fait pas la une des médias algériens. Les émeutes dans ce pays sont devenues un phénomène récurrent. D'Annaba à l'est à Béchar à l'ouest, de Béjaïa au nord à Djanet au sud, l'Algérie est régulièrement prise de convulsions.
On publie la liste de bénéficiaires de logements sociaux fraîchement construits ? Ceux qui n'y figurent pas cassent tout. Un enfant est renversé par un automobiliste dans un village dépourvu de ralentisseur ? Toute la tribu s'en prend aux élus locaux, et le siège de la commune est brûlé. Le gouvernement décide de lutter contre le commerce informel en s'attaquant aux boutiques et magasins illicites ? Soulèvement des faux commerçants et des vrais clients. Tous les édifices symbolisant l'État, à commencer par l'hôtel des finances, incarnation de la dictature de l'impôt, sont incendiés.
L'Algérien est-il né pour être casseur ? De nombreux sociologues et psychologues se sont posé cette question. « En fait, affirme Badia, enseignante à l'université de Boumerdès, cette prédisposition à l'émeute ne s'explique pas par le seul malaise social. Pendant plus d'une décennie de violences islamistes, la peur a pris le pas sur l'expression de la mal-vie. Le retour de la paix a mis fin à une longue frustration. Longtemps incapable d'assurer la protection des biens et des personnes, l'État est désormais assimilé à une machine administrative inopérante. Les massacres des Groupes islamiques armés (GIA) n'ont jamais été perçus comme de la hogra [terme signifiant « injustice »]. Aujourd'hui, la moindre décision administrative impopulaire ou la moindre bavure policière est considérée comme telle. »
À quoi ressemble un émeutier ? À un chômeur de moins de 30 ans, sans aucune perspective ni ambition. N'ayant rien à perdre, il manifeste sa haine à la moindre occasion. Quand il se déchaîne, il est fermé à tout dialogue et refuse de se plier à la moindre forme d'organisation (à moins qu'il soit persuadé d'en être le meneur). Il met son échec personnel sur le compte d'el-houkouma (littéralement « le gouvernement »), mais, à ses yeux, ce terme regroupe toute forme d'autorité, qu'elle soit tribale, locale, régionale ou nationale.
C'est sans doute à cause de ces caractéristiques que les émeutes qui secouent régulièrement l'Algérie n'ont été, jusque-là, qu'une succession de feux de paille, avec, hélas ! des conséquences dramatiques : décès, blessés, emprisonnements, sans compter les destructions de biens publics.
Si la répression et la sévérité de la justice - les interpellations consécutives aux émeutes provoquent le plus souvent de lourdes peines de prison - contribuent à ramener le calme, dans la plupart des cas, le fond du problème, essentiellement structurel (déficit de logements ou d'emplois), n'est pas réglé pour autant. Il arrive que le président de la République ou le Premier ministre dépêche des émissaires pour dialoguer avec de jeunes casseurs. En 2003, Ouargla, dans le sud du pays, a vécu deux jours d'émeutes, la population locale ayant estimé qu'elle était écartée des opérations de recrutement de la Sonatrach, le groupe pétrolier algérien, alors que les principaux gisements d'hydrocarbures se trouvent à proximité de la ville. Il a fallu beaucoup de doigté pour désamorcer la crise. Cependant, cela n'a pas fait sortir de prison les casseurs arrêtés et condamnés.
Depuis la tragédie des émeutes en Kabylie, une centaine de morts en 2001, la gestion policière de ces événements à répétition est beaucoup moins dramatique. « Même si l'on déplore, de temps à autre, des décès lors d'opérations de maintien de l'ordre [deux morts à Arzew, en octobre 2005, à la suite d'émeutes consécutives à la destruction de kiosques illicites], assure un officier de la gendarmerie, nous avons appris à maîtriser ce type de manifestations. Une foule est gérée en fonction de son niveau d'agressivité ou d'hostilité. L'acquisition d'équipement adéquat nous permet, en outre, d'éviter l'utilisation d'armement létal. »
Il n'en demeure pas moins que la gestion policière de la protestation populaire est mise à l'index. Un ministre de l'équipe d'Ahmed Ouyahia analyse ainsi l'option du tout- répressif : « L'autorité de l'État, pierre angulaire de la République, a été mise à mal par l'insurrection islamiste, elle-même produit d'une période de laxisme du gouvernement. La démocratie, c'est aussi la peur du gendarme. » Un argument un peu court.
Au sortir de la guerre civile qui a marqué les années 1990, police et gendarmerie, placées en première ligne une décennie durant, avaient gagné les coeurs. Mieux : le respect. Victimes des premières balles islamistes, leurs agents avaient l'étoffe des héros, ceux qui se dressent devant la barbarie terroriste pour défendre la veuve, l'orphelin et tous les autres. À l'époque, le citoyen criait : la police dialna, une formule « françarabe » signifiant « notre police » et mettant l'accent sur le pronom possessif.
Depuis, l'image de la maréchaussée en a pris un coup. Les « flics » en sont les premiers conscients. Un officier d'une Compagnie régionale de sécurité (CRS, brigade antiémeute) n'est pas loin de la rébellion contre son employeur, le gouvernement : « Je veux bien croire que le maintien de l'ordre public soit notre mission, mais il est anormal qu'il n'y ait aucune mesure de prévention. La difficulté de notre tâche est accentuée par la défaillance des politiques. Le plus souvent, nous faisons face à des manifestations spontanées, donc dépourvues de toute organisation ou structure de coordination. Les gaz lacrymogènes tempèrent l'hostilité d'une foule, mais ne règlent en rien le fond du problème. » Dans ce genre de manifestations, les élus locaux fuient la colère de leurs électeurs ; le député de la région est, comme souvent, absent. Quant aux associations, elles ne peuvent que déplorer leur impuissance à canaliser l'ire de la jeunesse.
En mai 2003, un violent séisme a frappé la région d'Alger. Le président Abdelaziz Bouteflika s'est rendu sur les lieux à trois reprises dans les vingt-quatre heures qui ont suivi. Lors de son dernier périple, sa voiture a été caillassée par des sinistrés en colère. Réaction présidentielle : « Cela me rassure, car c'est un signe de vitalité. » À voir le nombre record d'émeutes en 2005, le peuple algérien doit avoir de la vitalité à revendre.