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Les pays musulmans devraient-ils adopter la laïcité ?
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19 juin 2005 14:43
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[www.maison-islam.com]

Les pays musulmans devraient-ils adopter la laïcité ?

Face à la situation actuelle régnant dans plusieurs pays majoritairement musulmans (dictatures, etc.), il n'est pas rare d'entendre les appels de penseurs occidentaux présentant comme solution l'établissement de la laïcité. Serait-ce la solution pour ces pays musulmans ?


La réponse à cette question s'avère délicate par rapport au fait que le terme "laïcité" véhicule parfois en Occident différents concepts. Sous peine de tomber dans le quiproquo, il faut donc clairement définir ce qu'on entend par les termes "laïcité dans les pays musulmans".


Premier point) Deux sens au terme "laïque" :

Le terme "laïque" désigne parfois en Occident deux catégories différentes de concepts :
A) la séparation entre, d'une part, la législation et la gestion de la cité, et, d'autre part, la référence à des normes issues des textes de révélation divine. C'est là le sens premier et originel du terme "laïcité", qui vient du terme "laïque", désignant chez les catholiques celui qui n'est pas un "religieux" ;
Cool les concepts de liberté de religion, d'autonomie de la raison et de la recherche scientifique, d'Etat de droit, de citoyenneté pour tous, d'alternance et de pluralisme politiques. L'emploi du terme "laïque" pour désigner seulement cette seconde catégorie de concepts est rare, mais il n'est pas totalement inexistant. Ainsi Sigrid Hunke écrit-elle : "L'école de médecine de Salerne est une enclave intégralement laïque dans un monde soumis au monopole de la médecine ecclésiastique. Ses administrateurs et professeurs (…) ne sont pas astreints au célibat. Ses portes sont ouvertes aux ressortissants de toutes les nations, aux adeptes de toutes les croyances" (Le soleil d'Allah brille sur l'Occident, 1963, Albin Michel, p. 175). "(…) Une vision inédite du monde est née sous les espèces d'une science laïque nouvelle : la science expérimentale" (Idem, p. 303). Voyez : dans ces deux passages extraits d'un livre qui montre l'apport de la civilisation arabo-musulmane à l'Occident, Hunke utilise le terme "laïque" pour désigner en fait "la liberté religieuse" et "l'autonomie de la recherche scientifique".

Dès lors, quand des penseurs occidentaux demandent l'établissement de la laïcité dans les pays musulmans, il faut leur demander de préciser laquelle de ces deux catégories ils désignent en employant le terme "laïcité".
A) S'ils entendent par "laïcité" la séparation entre d'une part la législation et la gestion de la cité et d'autre part la référence à des normes issues des textes de révélation divine... alors ces appels se comprennent par rapport à l'histoire qui a été celle de l'Europe occidentale, qui n'a pu s'épanouir que par et dans pareille séparation. Mais à la vérité, le problème est différent en ce qui concerne ces pays musulmans. En effet, si les droits du peuple ne sont pas respectés dans ces pays, ce n'est pas à cause de l'application de textes d'une révélation divine, mais c'est très souvent à cause des dictateurs qui y sont en place et qui ne respectent pas les principes de... l'islam en matière de droits du peuple.
Cool C'est bien pourquoi nous disons que la deuxième catégorie de concepts que véhicule également le terme "laïcité" (liberté de religion, autonomie de la raison et de la recherche scientifique, Etat de droit, citoyenneté pour tous, alternance et pluralisme politiques) peut, quant à elle, être vécue dans les pays musulmans au nom même de l'islam, et donc sans la coupure entre "religieux" et "société".

En effet, comme je l'ai écrit dans l'article Pourquoi l'Occident a-t-il adopté la laïcité ?, la séparation entre "religieux" et "société" a été un apport positif en ce qui concerne les pays occidentaux, par rapport à l'histoire de leurs rapports conflictuels avec le fait religieux tel qu'il s'y était actualisé. Cependant, la civilisation musulmane n'a pas les mêmes références et n'a pas connu la même histoire que la civilisation occidentale. En effet...


1. En Islam, il n'y a pas de clergé mais des sources (textes du Coran et de la Sunna). Et si l'interprétation de ces sources demande certes, comme toute autre science, des compétences, elle n'est pas le fait d'une institution ou d'une hiérarchie, mais de savants (ulémas) qui rappellent qu'ils sont faillibles et qui connaissent très souvent, dans les règles ramifiées, des divergences d'opinions. De plus, l'acquisition de ces compétences est ouverte à tous et à toutes, sans aucune distinction que ce soit. Cliquez ci-après pour lire sur le sujet mes articles : Il n'y a pas de clergé en islam - Pourquoi y a-t-il parfois différentes interprétations ? - Les bonnes manières en cas de divergences d'opinions.



2. En Islam, le rapport entre religion et raison est totalement différent de ce que l'Europe a connu dans le passé. En effet, les sources communiquent des normes et des principes, cependant ceux-ci n'entendent ni étouffer la raison ni la brimer, mais seulement l'orienter. Cliquez ci-après pour lire sur le sujet mes articles : Pourquoi éprouver le besoin d'une révélation ? - Autonomie de la raison nourrie aux sources de la révélation.



3. En islam, pour tout ce qui n'est pas purement cultuel ("al-'ibâdât"winking smiley, les sources entendent donner non pas des réponses détaillées pour tous les problèmes à venir, mais des principes : des limites (interdits) et des orientations (obligations). Cliquez ci-après pour lire sur le sujet mes articles : L'ijtihâd ou le raisonnement fait à partir des sources - Les portes de l'ijtihad sont-elles fermées ?



4. En islam, ces limites (interdits) et ces orientations (obligations) n'ont pas comme objectif d'écraser l'homme mais, tout au contraire, de protéger non pas seulement sa spiritualité (ad-dîn, lien avec Dieu), mais aussi sa vie et son corps (al-hayâh), ses biens (al-mâl), sa filiation (an-nasl) et même... sa raison (al-'aql). Cliquez ci-après pour lire sur le sujet mon article : Pourquoi le besoin d'un droit ?



5. En Islam, les sources comptent parmi leurs principes les plus clairs le fait qu'il ne peut, même en pays ayant comme religion officielle l'islam, y avoir de contrainte pour faire adhérer quelqu'un à l'islam, et le fait que les droits religieux des non-musulmans doivent y être protégés ("fî dhimmat"winking smiley par les musulmans. Ces minorités à protéger sont aussi bien les juifs et les chrétiens, que les polythéistes (c'est l'opinion qui est juste, car le Prophète lui-même l'avait accepté à propos des adorateurs du feu de la ville de Hajar – rapporté par Al-Bukhârî). Les textes musulmans ne disent rien, à ce sujet, de ceux qui sont athées ou agnostiques. Le cas de ceux-ci doit cependant faire l'objet d'un raisonnement par analogie (ijtihâd) par rapport au cas des autres non-musulmans, que nous venons de voir et qui est lui, explicité dans les textes. Cliquez ci-après pour lire sur le sujet mon article : Les droits des non-musulmans en terre musulmane.

L'Islam réussit ainsi à offrir simultanément les deux dimensions positives :
– d'un côté l'autonomie de raisonnement, la liberté religieuse, l'Etat de droit, etc. que l'Occident, lui, n'a pu trouver que dans la séparation entre "religieux" et "social" ;
– de l'autre côté la présence de principes englobants, orientant "en amont" l'application des découvertes scientifiques et l'élaboration des normes pour la société ; ceci lui permet d'éviter ce que l'Occident connaît aujourd'hui : le désarroi éthique (lire à ce sujet les derniers paragraphes de l'article Pourquoi l'Occident a-t-il adopté la laïcité ?).
Louis Massignon, décrivant le modèle de la cité musulmane et voulant rendre compte de la présence simultanée des deux dimensions positives sus-citées, disait donc qu'il s'agissait d'une "théocratie laïque et égalitaire". Les termes "théocratie" et "laïque" sont antinomiques et la formule est bien étrange. En fait Massignon voulait, par le moyen du premier terme, désigner la présence des principes se positionnant "en amont" de la question et ayant comme origine des textes d'essence dite "religieuse", et, par le biais du second terme, désigner l'absence de clergé, l'autonomie de raisonnement, la liberté religieuse, l'Etat de droit, etc. Le fait d'avoir décrit le modèle de la civilisation musulmane en liant ainsi ensembles deux termes qui sont aussi antinomiques dans la civilisation occidentale illustre bien l'impossibilité de décrire de façon satisfaisante un concept d'une civilisation donnée – ici l'Islam – par l'emploi d'un terme importé d'une autre civilisation – ici l'Occident. D'où le recours à plusieurs termes de cette seconde civilisation, chacun exprimant un aspect du concept qui est à décrire et qui est présent dans la première civilisation. Louis Gardet n'a pas manqué de relever l'étrangeté de la formule de Massignon ; il écrit : "Faut-il parler, comme le fit Louis Massignon, d'une "théocratie égalitaire et laïque ?" Egalitaire car tous les croyants son frères, dit le Coran (49/10). Laïque car, s'il y a des docteurs de la Loi, il n'y a pas de clergé en islam. Mais théocratie ? Ce terme est nettement récusé (...) par les réformistes (...) car ils y voient un relent de pouvoir clérical. Ce terme est par là même quelque peu ambigu" (Panorama de la pensée islamique, Sindbad, p. 185). Gardet lui préfère donc une autre formule : "Disons qu'il s'agit d'une organisation de la cité qui entend prendre ses principes premiers d'une loi reçue comme révélée par Dieu". Plus loin il précise : " Cela ne veut nullement dire que l'organisation de la cité ne requiert point recherche et initiative humaines". "(Le temporel) s'enracine en des principes reçus comme révélés. La loi (...) [est donc] un jugement de la raison pratique se prononçant sur la conformité ou non-conformité d'une décision nouvelle avec ces principes intangibles" (Idem, p. 187).


Deuxième point) Circonscrire le point de divergence :

Dans les pays musulmans, il y a bien une minorité de personnes qui appelle à l'établissement de la laïcité au sens A du terme, le sens originel, tel que nous l'avons vu plus haut. Mais la majorité du peuple, elle, n'adhère pas à cette vision des choses (voir As-Siyâssa ash-shar'iyya fî dhaw' il-qur'ân was-sunna, p. 234). A la fin d'éviter tout dialogue de sourds, il est nécessaire ici de bien cerner les points de convergence et les points de divergence entre ces deux groupes d'acteurs présents dans les pays musulmans.

Il y a plusieurs points sur lesquels ces deux groupes sont d'accord :
– le refus d'une théocratie au sens où ce terme est généralement entendu en Occident, c'est-à-dire une société dirigée par un pouvoir clérical ;
– la volonté de construire une société démocratique, avec le choix du dirigeant, l'Etat de droit, la possibilité de critiquer le pouvoir, etc. ;
– la volonté de conduire la société sur la voie d'un développement humain, social et économique ;
– la conscience du fait que l'Islam est un fait constitutif de la culture de cette société, aussi bien en ce qui concerne les citoyens qui sont musulmans que les citoyens qui sont d'une autre confession.

Et il y a en fait deux points par rapport auxquels les deux groupes divergent :
– où trouver la source de l'éthique ?
– où trouver la source de la législation pour ces pays musulmans ?
Les laïcistes des pays musulmans entendent lier l'éthique à des sources rationalistes et philosophiques uniquement, tandis que le reste de la population entend la rattacher aux sources du Coran et de la Sunna. De même, les laïcistes entendent pouvoir légiférer sans tenir compte des principes du Coran et de la Sunna ; le reste, eux, appellent à une législation qui dispose de toute l'autonomie voulue (puisque la règle première est la permission dans le domaine des 'âdât) mais vis-à-vis de laquelle les principes formels (qat'î) du Coran et de la Sunna jouent le même rôle que la constitution dans les pays occidentaux (lire Al-islâmu wal-'ilmâniyya waj'han li waj'hin, pp. 91-92, pp. 103-105, pp. 106-108).


Conclusion :

L'important n'est pas de se demander si le terme "laïcité" peut ou ne peut pas s'appliquer à la civilisation musulmane, mais de sérier les différentes catégories de concepts que le terme "laïcité" véhicule et de chercher à comprendre si, dans la civilisation musulmane, les concepts suivants peuvent être présents : liberté de religion, autonomie de la raison et de la recherche scientifique, Etat de droit, citoyenneté pour tous, alternance et pluralisme politiques. Et non d'imposer le modèle d'une autre civilisation, où ces concepts n'ont pu prendre forme qu'à travers la coupure entre "références d'origine divine" et "société", parce que cette autre civilisation a, lors de son histoire, connu des problèmes spécifiques. Si les pays occidentaux n'ont pu s'épanouir et se réaliser que par et dans la séparation entre "religieux" et "législation" ou "société", cela est totalement compréhensible eu égard à leur histoire et leurs rapports avec le religieux qui avait cours sur leur sol. Ce modèle étant une solution ayant été apportée pour résoudre des problèmes précis s'étant posés à une civilisation précise au cours de son histoire, il serait dommageable de vouloir exporter cette solution dans une autre civilisation, là où les problèmes sont totalement différents. C'est bien pourquoi les populations des pays musulmans ne veulent pas, dans leur majorité, avoir recours à cette solution-là pour s'épanouir. Elles ne veulent le faire que par et dans le fait de vivre l'authenticité de leurs sources (al-assâla) alliée à la contemporanéité du monde d'aujourd'hui (al-mu'âsara). Elles veulent développer une démocratie typiquement musulmane.

Enfin, il semble très simplificateur de penser que c'est la séparation entre d'une part la législation et la gestion de la cité et d'autre part la référence à des normes issues des textes de révélation divine qui amènera le respect des droits humains dans les pays orientaux. La preuve en est que, dans ces pays, les Kadhafi, Saddam Hussein, Ben Ali, Asad, etc. sont des personnages politiques appliquant strictement cette séparation, mais sont aussi des… dictateurs et des tyrans dont la gestion du pays est régulièrement épinglée par les associations des droits de l'homme.

Wallâhu A'lam (Dieu sait mieux).


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La sécularisation : l'Europe est une exception, par Peter L. Berger


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