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Le roi et l'intellectuel
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4 mars 2005 21:28
Témoignage. Le roi et l'intellectuel

Abdellah Laroui (AFP)
Abdellah Laroui, un des plus grands penseurs marocains et arabes, revient, enfin, sur un sujet qui l’a toujours hanté et sur lequel il s’était longtemps tu : Hassan II.


C'est en 2002, au lendemain des premières élections sous Mohammed VI, que l’on entendit parler "d’un livre critique de Abdellah Laroui sur les années Hassan II". Ceux qui connaissent bien l’intellectuel le disent "déçu, quelque peu aigri" par la nomination surprise, en dehors de la logique démocratique, de Driss Jettou à la Primature. Laroui prend
même la parole, lors d’un débat public organisé par Alternatives, pour exprimer son dépit. Un "tout ça pour ça" distillé tranquillement, diplomatiquement, mais qui n’a pas échappé à l’œil des observateurs. Comme d’autres défenseurs de l’alternance décidée par Hassan II en 1998, Laroui craint de voir dilapider les acquis d’un pacte signé au forceps, au bout d’une attente qui a duré près de quatre décennies. Et il se met plus que jamais à l’écriture. Ce qu’on appelle la transition démocratique nourrit les écrits autobiographiques du penseur et philosophe. Cela tourne à l’obsession. Laroui expédie des chroniques rassemblées en trois livres (les "Khawatir assabah", dont le troisième volet est paru en janvier 2005) et peaufine le livre que tout le monde attend de lui. Raconter Hassan II. Ce n’est qu’en 2003 que le résultat commence à circuler dans un cercle d’amis triés sur le volet. Le manuscrit s’appelle alors "Le Maroc de Hassan II". Laroui sonde ses proches et approche des éditeurs, au Maroc comme en Europe. Les mois défilent et le suspense se prolonge. Personne ne sait si, enfin, Laroui se décidera à éditer son livre. L’écrivain entretient le doute sur ses intentions réelles et retouche, entre-temps, le texte. Les changements apportés, bien que techniquement anecdotiques, modifient le concept du tout au tout. Le Maroc de Hassan II devient en définitive "le Maroc et Hassan II", comme si Laroui voulait adoucir ce qui pouvait ressembler – à tort – à une charge contre l’ancien monarque. Le livre, sorti il y a deux semaines, n’a rien d’un réquisitoire, bien au contraire. Difficile de vérifier les raisons de cette longue hésitation, de ces changements de dernière minute, tant l’intéressé se fait méfiant et discret. Même son passage, dans le dernier salon du livre à Casablanca, n’y a rien changé. Laroui, à l’occasion, s’est fait attaquer par un autre écrivain, Sami El Jaï : "Pourquoi ce livre aujourd’hui, alors qu’on l’attendait, qu’on l’espérait, du vivant de Hassan II ?". La réponse, la seule, existe peut-être dans le livre lui-même : elle apportera de l'eau au moulin aux adeptes de Laroui et aux détracteurs. Mais qui a au moins le mérite d’exister. Et de rester, de bout en bout, instructif tant sur Hassan II, le Maroc que sur Laroui lui-même.
C’est donc à un voyage dans l’histoire tumultueuse du Maroc indépendant que Laroui nous convie. Pas de révélations inédites. L’auteur de "L’histoire du Maghreb" ou "Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain" retrace la longue histoire à la lumière de réflexions tirées d’anecdotes ou d’analyses, scrupuleusement choisies. Hassan II est au cœur de tout. Le roi défunt est présenté distinctement, selon plusieurs étapes chronologiques : le prince ambitieux des années 50, qui tirait les ficelles derrière son père, le roi et zaïm entre 1961 et 1965 qui a assumé toutes les fonctions à la fois, le "zaïm d’abord" jusqu’en 1974 et le "roi d’abord" depuis l’union nationale consécutive à l’affaire du Sahara, jusqu’à nos jours. Autant Laroui semble lucide, et critique, envers le Hassan II des débuts, autant il semble, sur la fin, lui accorder beaucoup de circonstances atténuantes. Le philosophe, de toute évidence, a toujours été fasciné par ce roi qui l’a, comme il l’écrit, "reconnu", mais ne l’a jamais admis parmi ses courtisans. Sans aller jusqu’à réhabiliter le défunt roi, Laroui livre une analyse qui heurtera sans doute ses adversaires d’hier : ceux qui ont toujours considéré Laroui comme le penseur des élites, voire de Sa Majesté. En plus de ceux qui considèrent son travail comme le filet de sécurité de la pensée (et de la politique) libérale au royaume. Laroui n’a pas que des amis, tant s’en faut. Hier, ses adversaires se recrutaient d’abord dans les partis où il a grandi : l’Istiqlal, et l’UNFP. La gauche radicale fustigeait Laroui, accusé d’avoir "tué Marx". Les panarabistes lui reprochaient sa vision peu avantageuse de la pensée arabe contemporaine. Les islamistes, pour finir, voyaient en lui cet "intellectuel qui nous éloigne encore plus de Dieu".
Ce qui est sûr, c’est que, avec "Le Maroc et Hassan II", l’écrivain va plus loin et assume mieux que jamais. Les clés qu’il livre, au fil des chapitres, permettent une relecture intéressante du parcours et de la personnalité de Hassan II, bien sûr, mais aussi d’un certain nombre de personnalités, dont un Ben Barka, un Allal El Fassi ou un Moulay Ahmed Alaoui. Laroui atténue considérablement l’image du "roi geôlier" qui a longtemps collé à l’ancien monarque. Il l’enrichit en expliquant comment Hassan II inventait des concepts bien à lui : exemples du partage qui devient "faire appel aux compétences du mouvement national tout en combattant son idéologie", la cooptation érigée en mode gouvernance ou de l’alternance réduite à "l’élargissement du cercle des collaborateurs". Le penseur s’explique sur lescirconstances qui l’ont conduit à occuper des fonctions honoraires auprès de Hassan II (conseiller pour le Sahara), la façon dont il a été reçu à l’académie du royaume ou encore ses différents rapports avec les Basri, Osman, Bouabid et les autres. Concernant Hassan II, la surprise, au final, vient du ton et des termes choisis par l’écrivain pour décrire certains épisodes de la récente histoire marocaine : le livre de Gilles Perrault ("Notre ami le roi", 1990) présenté comme une simple conséquence de l’accrochage entre Hassan II et Mitterrand deux années auparavant, les critiques émises sur la personne du roi et sa gestion du pays qualifiées de "campagnes de dénigrement". Une terminologie parfois surprenante, qui contraste, dans tous les cas, avec la peinture extra-lucide d’un Mehdi Ben Barka, finalement présenté comme un rêveur qui a sous-estimé les capacités de son adversaire, qui est resté aveugle devant les manipulations dont il pouvait faire l’objet et qui avançait avec beaucoup d’idées générales. Un traitement qui ravivera la polémique qui a toujours existé sur les rapports véritables entre Laroui et Ben Barka (le premier a collaboré, au début, avec l’équipe qui entourait le deuxième)…
Il reste que Abdellah Laroui est sans conteste l’un des esprits les plus brillants du royaume, voire du monde arabe et africain. Il a pénétré très profondément les structures mentales, sociales, culturelles et politiques du Maroc et du monde arabe. Ses recherches sur le rapport au marxisme et à Dieu figurent parmi ce qui s’est fait de mieux sur le sujet. Son nouveau livre, donc, sur Hassan II, comble une attente de plusieurs décennies et constitue un outil de plus pour mieux relire les pages de notre histoire.




Extraits. Hassan II (et les autres) vu par Abdellah Laroui

Des funérailles pour le peuple
Les funérailles de Mohammed V se déroulèrent dans la plus grande confusion. Cela ne dérangea personne dans la mesure où les scènes d’hystérie collective ne franchirent pas les frontières du pays ; la télévision n’était pas encore ce qu’elle est devenue aujourd’hui, avide d’images fortes, choquantes même, et pressée de les diffuser aux quatre coins du monde. Peut-être même y avait-il, de la part des responsables, une certaine complaisance à laisser une foule déchaînée exhiber son désespoir (…). Le message adressé à ceux, Marocains ou étrangers, qui assistèrent aux obsèques, était clair : voici le peuple qu’il nous faut gouverner, vous et moi ; arrêtons de rêver.

Les erreurs de Ben Barka
Ben Barka ne plaçait pas le prince héritier (futur Hassan II) au premier rang de ses adversaires ; il n’a jamais soupçonné que ce dernier pouvait les résumer en sa personne Pour lui, ils n’étaient que des pantins actionnés de loin par cette force sans visage qu’il appelait le néocolonialisme. S’est-il jamais interrogé sur le rôle de la tradition, de l’islam, de la monarchie dans la politique marocaine ? Je me le demande toujours (…). Ben Barka n’était pas le seul à s’aveugler ainsi. Tous les militants de gauche, à l’époque, totalement allergiques à l’histoire et à la sociologie, se laissaient guider par des idées générales. Un seul homme s’identifiait à la réalité marocaine aidé en cela par sa position, par son intérêt, par ses convictions, profondes. Cet homme, c’était le prince Moulay Hassan…

Le baise-main
Le baise-main n’est ni une pratique arabe, puisqu’il est inconnu en Orient, même en Jordanie où la dynastie régnante est pourtant d’ascendance hashimite, ni islamique puisqu’il peut être interprété comme une forme de shirk (associationnisme). Le Coran fait référence à une bay’a du prophète sans en préciser la forme ; on en donne, pour justifier précisément le baise-main, une interprétation qui est contestable. Le plus probable est qu’il s’agit d’une pratique persane, donc païenne, introduite du temps des Abassides et justifiée par la théologie imamite. Dans la personne du calife, c’est donc l’imam qu’on vénère et non le souverain, le chef politique.

Régner ou gouverner ?
Pour remplir convenablement son rôle de symbole et de garant du pacte national, d’antidote à tous les poisons de guerre civile, la monarchie doit se placer résolument sur le plan des valeurs, et se retirer de celui des utilités, des transactions, qui est par définition le domaine exclusif d’un gouvernement, choisi et étroitement contrôlé par un Parlement librement élu. La monarchie ne gagne rien à être présente dans les deux. Comme l’avait écrit Ibn Khaldoun, elle ne peut sauver son prestige, son caractère sacré, si elle concurrence tous les jours les marchands. Il est indéniable que Hassan II n’aimait pas ce genre de distinction. Il n’avait une confiance totale dans aucun de ses collaborateurs, tant il leur était, pour l’essentiel, supérieur.

Les qualités d’un roi
Pendant la période 1974-1981, le Maroc fit un véritable bond en avant, comparable à celui que lui fit faire l’administration du Protectorat entre 1920 et 1930. Et en même temps, il retrouvait son visage d’antan. En Hassan II réapparaissaient certains caractères de ses ancêtres directs : l’esprit de décision du sultan Abderrahman, qu’on comparait à un lion, la curiosité et l’ouverture d’esprit de Mohammed IV, enclin au réformisme, la prudence de Hassan Ier, père de la bureaucratie marocaine…etc

Adversaires ou serviteurs ?
Chacun servait indirectement le roi en se trompant chaque fois d’adversaire. Les "résistants" affaiblirent les syndicats qui affaiblirent Ben Barka qui affaiblit Abderrahim Bouabid qui affaiblit Allal El Fassi qui affaiblit Ahmed R. Guédira, dernier rempart contre un pouvoir sans partage et sans contrôle.

Le contre-pied hassanien
Si le Hassan II de 1996 est le même que celui de 1960, si son but, comme celui de tous les despotes depuis qu’on écrit l’histoire, est de forcer l’individu à choisir entre le pain et la liberté, alors la tension permanente avec l’Algérie, la crise à répétition avec l’Espagne, la guerre au Sahara étaient voulues, autant que la sécheresse et la pénurie d’énergie. Devrait-on en conclure qu’au moment où le roi demandait aux Marocains de prier dans les mosquées pour la pluie, il priait en privé pour la persistance du beau temps ? Quand il annonçait précipitamment la découverte de gisements de pétrole, souhaitait-il secrètement d’être rapidement démenti ? Il ne montrait aucun empressement à combattre l’analphabétisme, la pauvreté, l’assujettissement des femmes, l’exploitation des enfants, les malversations des haut-fonctionnaires civils et militaires, dites-vous, mais alors pourquoi éprouva-t-il tout à coup le besoin de fustiger publiquement la bureaucratie, de plaider pour la libre concurrence, pour la suppression des monopoles, des quotas, des licences, des agréments (…) Personne ne pouvait nier qu’il prenait le contre-pied de ce qu’il avait fait jusqu’alors.

La personne du roi est sacrée et le restera
On reproche aux Marocains de se laisser gouverner par un monarque qui s’appelle Hassan II. Là, nous nous sentons réellement humiliés. Ce procès est fondé sur l’ignorance et le mépris. Ceux qui mettent en cause la personne du roi, et en quels termes ! croient peut-être nous rendre service. Comment ne se rendent-ils pas compte qu’en toute hypothèse, qu’ils soient entendus ou non, ils font le jeu de l’absolutisme ? Ils nous reprochent de nous plier à ce qu’ils s’obstinent à renforcer. Comment ne voient-ils pas que le seul progrès durable passe nécessairement par les institutions quel que soit leur degré de représentativité aujourd’hui ? Il vaut mieux que les violations des droits de l’homme soient discutées devant ces instances, même si la discussion n’aboutit pas rapidement, plutôt que d’être effacées, sous la pression étrangère, par un acte de souveraineté. C’est pour cette raison que les démocrates marocains en sont venus à demander que la personne du roi soit toujours hors de cause, car ils pensent que c’est le meilleur moyen, à long terme, de laïciser le champ politique.

Dieu, le golf et le makhzen
Un jour qu’on devisait en sa présence sur les règles du golf, sport qu’il aimait pratiquer, je me mis soudain à penser au problème que se posaient certains théologiens : comment faire pour ne pas s’ennuyer au paradis ? Il me semblait que l’inventeur du golf, s’il a vraiment existé, essayait de répondre précisément à cette question car, s’ingéniant à le rendre simple en théorie et à impossible à maîtriser en pratique, il espérait bien qu’on ne s’en lasse jamais. "C’est un sport créé par Dieu ou par le…", commençai-je à dire, avant que Hassan II ne m’interrompe en souriant. Certains mots peuvent bien se présenter spontanément à l’esprit, mais ils ne doivent jamais être ni prononcés ni entendus. C’était cela l’esprit du makhzen…

Le comment d’une cooptation
Le roi avait besoin de techniciens et d’exécutants, plutôt que d’idéologues et de conseillers. Il y eut donc une première alternance, dans le sens qu’a toujours donné à ce mot Hassan II, c’est-à-dire d’un élargissement du cercle de ses collaborateurs. Comment gagner ceux qui semblaient aptes à s’intégrer au système ? En faisant appel à leur patriotisme. Parlent-ils de l’intérêt du pays ? Offrons-leur l’occasion de passer à l’action. Préfèrent-ils emprunter d’autres voies ? Disons-leur que leur collaboration n’est que momentanément requise ; le danger passé, ils pourront retourner à leur jeu favori. C’est ce langage qui me fut implicitement tenu (…). Le roi ne demande pas conseil, il se laisse conseiller. Il ne sollicite pas qu’on le serve, il agrée une offre de service. Tous ceux qui ont servi, contrairement à ce qu’ils prétendent, ont fait le premier pas. Si l’un de ses sujets s’obstine à ne pas faire ce geste, après qu’on le lui a suggéré à maintes reprises, il ne reste plus qu’à le mettre dans une situation qui le force à franchir le pas. C’est la tactique que Driss Basri, ministre de l’Intérieur, adopta à mon égard.

Le lavage de cerveau
Pour Ahmed Alaoui (ndlr : ancien patron du groupe Maroc-Soir, plusieurs fois ministre d’État et ami personnel de Hassan II), les convictions des individus dépendaient du contenu de leur mémoire, et celle-ci pouvait être modifiée à volonté.

Un roi, un système : qui a créé l’autre ?
Hassan II n’aimait pas ceux de ses sujets qui avaient vécu trop longtemps à l’étranger ou qui prétendaient avoir des idées originales. Bien qu’il eut affirmé à plusieurs reprises qu’il n’avait pas besoin de "voix de son maître", il ne se sentait à l’aise que parmi les techniciens, ceux qui se contentent de trouver des solutions aux problèmes qu’il leur posait –ingénieurs, juristes, médecins…etc. Il s’entendait aussi bien avec les Oulémas traditionnels qui étaient également, à leur manière, des techniciens du verbe et de la manipulation psychologique (…). Chaque fois que j’ai eu l’occasion de le voir en tête-à-tête, que j’ai pu observer de près son mode de pensée et de décision, je suis sorti de l’entrevue en me posant toujours la même question : est-ce lui qui a créé le système sous lequel nous vivons, que nous critiquons souvent mais que nous finissons par accepter, ou est-ce le Maroc de toujours, s’il est vrai qu’il existe, qui l’a produit et dont il a été, autant que nous tous, la victime consentante ?



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