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Entretien avec le Point entre E. Levy et T. Ramadan
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5 novembre 2006 20:45
Entretien avec le Point
jeudi 12 octobre 2006, par Elisabeth Lévy

Elisabeth Lévy : Tout en dénonçant les appels au meurtre de Robert Redeker, vous parlez de « provocation » et évoquez le développement de « l’islamophobie ». Est-il opportun de discuter la pertinence d’un texte quand son auteur est menacé ? Dire que « le prof doit être libre d’écrire ce qu’il veut mais », n’est-ce pas déjà admettre qu’il ne l’est pas ? Bref, si vous condamnez le crime - l’appel au meurtre- lui trouveriez-vous des circonstances atténuantes ?

Tariq ramadan : Ma condamnation de l’appel au meurtre est absolue comme elle le fut dans le cas de Salman Rushdie et comme elle l’a été aussi après le passage à l’acte dans le cas de Théo van Gogh en Hollande. Il n’y a ni justification ni circonstance atténuante.

Rappeler des principes fondamentaux, exprimer une condamnation sans équivoque n’impliquent néanmoins pas de simplifier les données du problème et n’interdit nullement de juger de la qualité d’une réflexion ou d’un texte qui en est la cause. Robert Redeker est libre de dire ce qu’il veut, je l’ai dit et répété. Je suis néanmoins en droit de dire que son texte est approximatif, grossier par moment haineux et raciste, bref très mauvais. On y sent, du début à la fin, la volonté de provoquer et de choquer stupidement. Nous vivons une période très sensible, les esprits s’échauffent vite et on ne peut pas, si l’on veut engager un débat de fond avec l’univers de l’islam, ne pas tenir compte de cette situation. Le texte de Redeker est en ce sens tout à fait contreproductif. Quant à l’islamophobie, j’ai toujours dit qu’il fallait être prudent avec l’usage de ce mot. Il y a des questions et des critiques que chacun est en droit de formuler vis-à-vis de l’islam et des musulmans : il ne s’agit pas d’islamophobie et ces derniers doivent répondre. Il y a néanmoins des propos haineux et racistes et il faut les dénoncer pour ce qu’ils sont : les propos de Redeker sont de cette nature.

Le droit à la provocation et au blasphème est inscrit dans le code génétique de l’Occident. La satire et la polémique aussi. Peut-être serait-il préférable d’avoir sur l’islam un « débat raisonnable » mais c’est une liberté fondamentale de l’attaquer. A charge pour les Musulmans de répondre aux attaques sur le fond. Au moment où vous appelez les Européens à former un « nous » avec leurs concitoyens musulmans, peut-être faut-il les sommer de se placer clairement du côté des Lumières. Quel « nous » pouvons nous former sur le renoncement à nos principes ?

Pour se distinguer d’un univers fantasmé de l’islam, certains intellectuels et journalistes redéfinissent les principes de l’Occident de façon caricaturale et, au fond, tout à fait erronée. Certes la provocation et le blasphème font partie de l’univers culturel européen mais la liberté d’expression n’y a jamais été absolue. Des lois limitent l’expression du racisme, de l’antisémitisme - et parfois du négationnisme - de même qu’il existe une psychologie collective dans chaque société qui façonne une sensibilité commune que les citoyens respectent intuitivement parce qu’elle permet leur cohésion nationale. Il ne viendrait à l’esprit d’aucun individu sensé, en Europe, de se moquer de la souffrance du peuple juif. Il est bon que l’on ait cette précaution, cette pudeur intellectuelle, quand on touche à la sensibilité des gens. Il ne s’agit pas d’autocensure mais de dignité dans l’usage que l’on fait de ses droits. Certains propos peuvent être légaux mais stupides ou insultants et s’entêter à promouvoir la stupidité ou l’odieux au nom du droit que l’on a à pouvoir le faire n’est pas très raisonnable et ne présage rien de bon pour nos démocraties. Il ne s’agit pas d’être moins soi-même mais simplement, et humblement, de mieux savoir qui est autrui.

Le Point/ Justement, il y a des lois. Ce qui est en cause n’est pas la pertinence de Redeker mais l’appel à la violence. Si la liberté d’expression ne bénéficie pas aux idées scandaleuses, elle n’a pas de sens.

Je ne cesse de répéter que les musulmans devaient prendre une distance intellectuelle critique, comprendre leur société et s’opposer aux réactions émotives et violentes tout à fait disproportionnées. Ils doivent répondre par une réflexion argumentée. Observez la très grande majorité des instances et des intellectuels musulmans en Occident et dans le monde, c’est bien ce qu’ils ont essayé de faire. Que la violence et l’excès d’une infime minorité bruyante et menaçante ne vous trompe pas sur l’attitude de la très grande majorité. Ce n’est point encore suffisant mais les choses évoluent.

On vous reproche souvent de faire de la politique, mais la politique suppose le courage d’aller contre sa base. Votre popularité vous confère-t-elle la responsabilité de dire les choses qui fâchent ?

Un intellectuel engagé fait forcément de la politique et je revendique aussi cette fonction. J’appelle sans cesse les musulmans au devoir d’autocritique, ce qui me vaut d’être très critiqué, voire dénoncé comme « vendu » à l’Occident auquel j’essaierais de plaire en trahissant l’islam. Je dis beaucoup de choses qui fâchent notamment sur les littéralistes, les extrémistes, la violence, le statut des femmes, les dictatures, etc. Mon but est de faire évoluer les mentalités en restant fidèle aux principes auxquels adhèrent les croyants musulmans et je peux vous dire que les choses ont bougés depuis quinze ans

Justement, peut-être faut-il renoncer à certains principes ! Vous avez préconisé un « moratoire » la lapidation. Il est clair que vous n’êtes pas pour la lapidation mais si vous devez prendre tant de précautions, peut-être y a-t-il un problème. Est-il possible de dire clairement que, les circonstances historiques ayant changé, certaines parties du Livre doivent être déclarées « caduques » ? Avez-vous peur d’être la cible d’extrémistes ?

On ne fait pas évoluer les mentalités à coup de condamnation unilatérale et je suis surpris de la surdité française à mon argumentation (mon appel n’a pas du tout été reçu ainsi dans les autres pays occidentaux). J’ai appelé à un moratoire sur la peine de mort, la lapidation et les châtiments corporels en interpellant le monde musulman à partir de ses propres références islamiques et appelant à la cessation immédiate de ces pratiques. Les opinions évoluent : le mufti d’Egypte, puis des savants en Jordanie, au Maroc, en Indonésie, au Pakistan ont soutenu cette approche. Vous comprenez qu’Amnesty International appelle à un moratoire sur la peine de mort dans les Etats américains où la peine de mort est appliquée : ils veulent faire évoluer les esprits en commençant par faire cesser la pratique. Pourquoi délégitimer cette approche dans le monde musulman ?

A chaque fois que quelqu’un associe « islam » et « violence », tout le monde pousse de hauts cris. Certes, il est compréhensible que des millions de Musulmans pacifiques refusent d’être rangés dans le camp de la terreur. Mais rappelons qu’aujourd’hui ce ne sont pas les Américains qui tuent en Irak, que ce ne sont pas les Français qui ont tué depuis 1991 en Algérie, que ce n’est pas le président polonais qui appelle à la destruction d’Israël.... Pouvez-vous vous interroger sur la part de réalité que recèle cette assimilation ?

Ce n’est pas l’association de l’islam avec la violence qui fait problème mais l’affirmation que l’islam est intrinsèquement violent et ne peut produire que de la violence. Ce glissement justifie toutes les exclusions et tous les racismes.

Cela étant, il est évident que les musulmans doivent tenir un discours clair sur la violence que certains justifient en leur nom et c’est ce que font les savants et intellectuels musulmans de même que par les instances religieuses à travers le monde. Oui, il y a des musulmans qui justifient par l’islam le fait de pouvoir tuer des civils et des innocents. Mais à force de demander aux musulmans de condamner à répétition, de les mettre dans une constante posture défensive on n’avance pas. Il n’y aucun dialogue mais simplement la perception d’un tribunal permanent.

Mais il n’y a pas que des savants et des intellectuels raisonnables. Et nombre d’Européens ont le sentiment, pour leur part, d’être sans cesse mis en accusation par leurs concitoyens musulmans. Et le ressassement d’un discours victimaire ne fait pas avancer les choses non plus. Les ratés de l’intégration ne peuvent pas être seulement imputés à l’autre. ET si l’Europe lâche sur ses principes, tout le monde y perdra, y compris les Européens issus de l’immigration.

C’est vrai qu’il n’y a pas que des savants et des intellectuels raisonnables mais l’immense majorité a prouvé ces derniers temps qu’elle l’était. Je suis un virulent critique du discours victimaire et je pense que les musulmans comme tous les citoyens doivent se prendre en charge. Mais il y a des revendications légitimes qui doivent être entendues et que l’on ne peut pas disqualifier parce qu’il serait celui des victimes. Les citoyens des banlieues qui affirment être traités comme des sous-citoyens jamais vraiment français ont raison dans bien des cas : ils ne se « plaignent » pas, ils demandent justice. Par ailleurs, qui demande à ce que l’ « Europe lâche quoi que ce soit » ? Quelques cas (une dizaine) ne résument pas la réalité de millions de musulmans qui respectent les lois, débattent raisonnablement des questions qui les touchent. Alors qu’ils sont depuis longtemps intégrés, on leur répète jusqu’à l’overdose qu’ils doivent s’intégrer encore. Le problème, c’est que l’égalité devant la loi n’est pas respectée. Les citoyens de confession musulmane respectent quasi unanimement les lois mais ils subissent des discriminations au faciès, des entorses à l’autonomie du religieux, des propos racistes non condamnés.

On n’en sort pas ! Qu’une majorité de Musulmans respecte la loi ne change rien au fait que les populations issues de l’immigration sont surreprésentées dans les prisons. Les images de gamins brûlant des écoles maternelles ne vont pas diminuer les stupides préjugés racistes des employeurs ou des propriétaires.

Votre analyse est un peu courte et on est très proche des thèses du Front National. Ils seraient délinquants parce que d’origine immigrée. Il se trouve que proportionnellement la majorité des habitants des banlieues sont « issus de l’immigration » et qu’ils n’ont pas choisi d’être parqués dans des ghettos sociaux. Changer leurs conditions de vie, vous changerez la population carcérale. Nous avons besoin de nouvelles politiques sociales pas de discours essentialistes sur la religion et la culture des détenus. Sur un plan plus général, j’ai toujours appelé les citoyens musulmans à respecter la loi et à revendiquer, au nom de leurs devoirs et de leurs droits, leur place dans leur société. C’est ainsi qu’ils obtiendront la normalisation de l’islam comme religion française et européenne.

Le Point/ A condition qu’ils acceptent parallèlement un sérieux aggiornamento. Dont le meilleur signe pourrait être de tolérer la critique, même violente et injuste. Personne ne gagnera rien à une affaire Rushdie tous les six mois !

Raison pour laquelle il y a une responsabilité partagée : les musulmans doivent entendre la critique. Mais l’invitation au débat critique n’aboutira jamais si celui-ci se résume à des attaques grossières.

Pour des raisons de place, l’entretien est paru écourté dans le Point le 5 octobre 2006.

Source : [www.tariqramadan.com]
 
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