Par quels jeux d’influences Ariel Sharon a-t-il pris l’ascendant sur le Président américain, au point de lui faire admettre la politique du pire ? Où se mêlent le clientélisme électoral et le crétinisme diplomatique.
Jusqu’au dernier instant, la presse américaine aura mis Bush en garde. La veille de sa rencontre avec Sharon, le New York Times pointait du doigt l’unilatéralisme trompeur de Sharon : « Le retrait n’est pas unilatéral... Sharon veut en échange une carte blanche des États-Unis en Cisjordanie... le retrait de la bande de Gaza doit être le début d’un processus, pas un aboutissement. » Mais, comme Bush aime à le répéter, il ne lit pas la presse. Rien d’étonnant donc à le voir le lendemain avaliser l’annexion de plusieurs colonies en Cisjordanie, refuser de revenir aux frontières « irréalistes » de 1949 et rejeter d’un revers de main l’hypothèse d’un droit au retour. Quid des négociations permanentes entre Israéliens et Palestiniens ? Quid de l’évacuation des colonies prévue par la Feuille de route ? L’administration Bush assure que celle-ci n’est pas morte, Sharon pousse l’ironie jusqu’à dire que son plan pourrait la « raviver ». Mais a-t-elle seulement vu le jour ? Si la Feuille de route a pu faire illusion pendant quelques mois, l’approche des élections américaines et le fiasco confirmé en Irak changent la donne ; l’Administration américaine ne fait même plus semblant d’être impartiale.
« La Feuille de route, c’était de la pure forme. À l’époque, Bush devait se montrer conciliant avec les puissances étrangères, notamment avec Tony Blair, qui monnayait ainsi son soutien en Irak. Mais Bush n’a jamais souhaité aller plus loin », explique Toni Judt, professeur d’histoire à l’Université de New York et auteur d’Israël, l’alternative. C’est en effet sous l’insistance de Tony Blair que George Bush rend public le 14 mars 2003 son projet de Feuille de route élaboré en concertation avec le Quartette, composé, outre des États-Unis, de l’Union européenne, de la Russie et des Nations unies. Condoleezza Rice avait auparavant joué de toute son influence pour repousser son officialisation, afin de ne pas gêner Ariel Sharon avant les élections. « Israël n’a donné qu’un accord de principe aux étapes prévues par la Feuille de route et a ensuite formulé de nombreuses objections : Washington n’a jamais cru bon d’y répondre et encore moins de faire pression, c’est incroyable », s’étonne William Quandt, professeur de sciences politiques à l’Université de Virginie et ancien membre du Conseil national de la sécurité sous Carter, ayant participé aux négociations de Camp David I, en 1977. Pour nombre d’analystes, l’absence de sanction vis-à-vis des Israéliens réticents à évacuer les colonies démontre a posteriori l’hypocrisie du Président américain. « Pour montrer sa bonne foi, il suffisait à Bush d’exiger un commencement d’évacuation des colonies à Gaza et en Cisjordanie, et, si tel n’était pas le cas, de demander au Congrès de voter l’annulation des aides envers Israël. Aucun Premier ministre, pas même Sharon, n’aurait pu résister à cela », explique Joel Beinin, professeur d’histoire à Stanford et auteur de l’Israélisation du discours américain en politique étrangère.
Pendant que les membres du Quartette négociaient point par point le plan à proposer, l’administration américaine nommait en décembre 2002 Elliott Abrams directeur des affaires du Moyen-Orient au Conseil de sécurité nationale. Opposé aux négociations d’Oslo, ce « likoudnik américain » (partisan du Likoud, droite nationaliste israélienne) était de ceux qui, après la reprise des violences à la fin de l’année 2000, critiquaient les organisations juives américaines demandant une reprise des pourparlers de paix. « Il faut voir là un verrouillage par les néoconservateurs des principaux centres de décision, à l’exception du Département d’État. La nomination d’Abrams était une manière de dire à Israël que la Feuille de route et les gesticulations de Powell n’iraient jamais bien loin », analyse Toni Judt. Colin Powell, le plus favorable de l’Administration aux intérêts palestiniens, est aujourd’hui court-circuité systématiquement par Condoleezza Rice. « Depuis Bush II, Powell a rencontré une fois Arafat et, ensuite, on le lui a interdit ! », explique William Quandt.
Si la Feuille de route n’a jamais dépassé le stade de l’incantation, on a pu se méprendre ces derniers mois sur la position américaine vis-à-vis du projet de retrait unilatéral de Gaza. Au début, le refus a même pu sembler catégorique. Le 12 décembre dernier, Bush exigeait d’Israël d’en rester à la Feuille de route et de n’entreprendre aucune action unilatérale pouvant compliquer la création d’un État palestinien. « Nous avons toujours été contre toute action unilatérale qui définirait les colonies, préjugerait du résultat final ou tenterait d’imposer une colonie », expliquait Richard Boucher, porte-parole du Département d’État. En visite à Washington fin mars, le ministre israélien des Affaires étrangères, Silvan Shalom, se réjouissait de l’évolution des esprits : « Je crois qu’il y a un changement dans l’Administration... Ils pensent que [le projet de retrait] est plus positif que ce qu’ils croyaient. » La semaine dernière, le même Richard Boucher disait voir dans le plan unilatéral de Sharon « une opportunité historique d’avancer » vers la création d’un État palestinien en paix avec Israël. Une parfaite volte-face.