L'Algérie et le Maroc ne se réduisent pas à leurs dirigeants. Il y a ici et là des sociétés vivantes, exigeantes, des femmes et des hommes qui ont leur mot à dire et qui le disent haut et fort à l'occasion. Il y a des opinions constituées ou en formation, constantes sur certaines questions ou changeantes sur d'autres. Le mauvais voisinage étant établi, installé, consommé entre l'Algérie et le Maroc, comment réagissent les Marocains ? Plus exactement, comment les Marocains voient-ils les Algériens aujourd'hui ? Ce regard, véhiculant clichés et stéréotypes, est traditionnellement chargé de sentiments divers et contrastés, tantôt d'admiration ou même de fascination, tantôt d'agacement et de colère, mais toujours nuancé d'une bonne dose d'étonnement et de surprise. Qu'en reste-t-il ? Un brin d'histoire pour commencer. Jadis à Fès, c'est l'étrangeté qui domine dès qu'il s'agit des Algériens : ils ne sont pas comme nous. Un Algérien est un Wasti, c'est-à-dire originaire du Maghreb du centre ou du milieu, avec une connotation d'éloignement et de dépréciation. Dans le constat de différence, il y a reproche et réprobation. Ils ne sont pas comme nous, alors qu'ils devraient l'être. D'où, pour désigner les Algériens, l'expression « deuxièmes Francès » (deuxièmes Français, Français d'une autre catégorie), qui date du protectorat. Ils sont arabes et musulmans, mais se comportent comme des Nesranis (Nazaréens, pour dire Européens). Ils boivent de l'alcool, tiennent des bars et à l'occasion renseignent les autorités. Normal : les premiers débits de boisson sont attribués à des Algériens. Pour l'aristocratie fassie, l'Algérien est un zoufri, déformation très significative d'ouvrier qui désigne le voyou. Cette première image, peu flatteuse, s'est modifiée avec le temps. Le protectorat a amené dans ses bagages d'autres Algériens, des professeurs, des administrateurs, des juges, qui, eux, ont nourri une réputation de compétence et d'intégrité. Certaines familles ont fait souche au Maroc et fourniront des cadres appréciés à la Révolution algérienne. Le 1er novembre 1954 et la guerre d'indépendance de l'Algérie vont transformer fondamentalement l'image des Algériens. Désormais, c'est l'héroïsme qui l'emporte. Les Algériens ne sont pas comme nous, ils sont mieux que nous. C'est d'autant plus vrai que l'indépendance marocaine, après l'euphorie des débuts, laisse un vague sentiment d'inachèvement et de frustration. À coup sûr, pour la gauche, éloignée du pouvoir, l'Algérie est un modèle. Dans les rues de la capitale, les étudiants manifestent au cri de ce slogan rimé (en arabe) : « Ben Bella à Rabat et Hassan II sous nos chaussures ! »
La « guerre des Sables » (octobre 1963) perturbe fortement la donne. Les relations entre la République algérienne démocratique et populaire et l'ancien Empire chérifien vont connaître une transformation profonde et durable qui n'épargne pas les deux peuples. Un épisode permet de saisir à vif les sentiments réciproques. On avait distribué des armes aux hommes valides des deux côtés. Le jour, ils se tiraient dessus à vue et, lorsqu'il faisait noir, ils se rattrapaient à coups d'injures. Les Algériens se défoulent en traitant les Mrarkas (pluriel de Marroki) de « mangeurs de méchoui », de « oulad sidi » et « oulad moulay », allusion aux titres hiérarchiques qui choquent dans une société qui se veut plus égalitaire. En face, pour invectiver les Wastas, on avait une préférence marquée pour les shmata, ce qui signifie en général faux-jeton et désigne ici ceux qui ne respectent pas, suprême infamie, les accords sur les pâturages. Cette péripétie est précieuse, non seulement parce qu'elle nous donne un florilège sur la guerre des stéréotypes, mais parce qu'on y trouve, résumé, ce qui sera, pour les Marocains, l'idéologie dominante sur leurs incommodes voisins. Méchoui, sidi, moulay... Si les Algériens nous reprochent notre excès de civilité ou notre goût pour la bonne chère, c'est qu'ils nous envient. Ce thème, on l'entendra dans les discours de Hassan II comme dans les salons de Rabat ou de Casablanca. Sur un mode moins polémique, les Marocains se sont persuadés que les Algériens, au fond, aiment le Maroc et les Marocains. Et ils le montrent volontiers quand ils séjournent dans le royaume. Ils apprécient le mode de vie, le faste, l'hospitalité, la belle vie, et par-dessus tout les chikhates, ces chanteuses-danseuses folkloriques au verbe salace et joyeux qui animent les mariages de toutes conditions et ne détonnent pas dans les soirées huppées.
On pourrait même déceler chez les Algériens qui découvrent le Maroc ou aiment y revenir une certaine nostalgie, ou, si l'on préfère, le mal du pays perdu. Dans le Maroc de toujours, ils retrouvent l'Algérie disparue. Dans les années 1980, un groupe de médecins algériens visite le royaume. Pendant dix jours, ils vont là où il faut aller : Rabat, Fès, Meknès, Marrakech... Au dernier dîner, leurs hôtes leur posent la question rituelle mais pas très innocente : « Alors, comment avez-vous trouvé le Maroc ? - Eh bien, c'est la même chose que chez nous... Avec les remparts en plus. » À la même question, un entrepreneur, qui envisageait de s'installer, eut cette réponse : « C'est l'Algérie, mais une Algérie qui marche ! » On peut citer encore cet homme politique qui avait sillonné le monde arabe mais rêvait de vivre dans la médina de Fès pour retrouver l'Algérie qu'il n'avait pas connue, l'Algérie de ses rêves.
Donc, les Algériens aiment les Marocains. Et ceux-ci le leur rendent bien. Ils aiment en eux ce qu'ils ne sont pas eux-mêmes, ce qu'ils n'osent pas être. Ils sont d'abord surpris par cette dignité à fleur de peau « typiquement algérienne », puis finissent par l'apprécier. Un ami marocain m'a raconté une curieuse histoire qui lui est arrivée à Alger. Il se promenait avec sa femme (française) du côté de Bab el-Oued et s'arrêta à une échoppe qui vendait des crèmes à raser. Le marchand, un vieil homme plutôt taciturne, lui présente les marques disponibles et décline leur prix. L'ami hésite un moment et choisit la plus chère, puis demande à son épouse de payer. Le vieil homme s'interpose et oblige le client, en invoquant Dieu, à prendre la marchandise sans la payer : « Pour ne pas nous humilier devant la Gaouriya [la Française]. » « Impensable au Maroc », conclut mon interlocuteur, avec un brin de regret et de jalousie. Le portrait-robot de l'Algérien dessiné ici est loin d'être antipathique. Ombrageux, révolté, se mettant en colère pour un rien, prenant des libertés avec les choses de la religion, il devient franchement irrésistible lorsqu'il sacrifie à la prière : les versets coraniques qu'il récite sont truffés de mots français et il ne peut s'empêcher de pester contre Dieu et tous les saints ! Au jeu des comparaisons, le Marocain ne gagne pas toujours. Un lettré de Fès m'a dit un jour : « Notre pays est émollient et le relâchement nous atteint jusque dans nos vices et défauts. Regarde les Algériens : ils sont entiers, tout d'une pièce, ce sont des saints ou des @#$%&. Nous, lorsque la vertu nous fait défaut, nous sommes surtout des canailles ! »