A ce moment je n’en étais pas là. Ma principale inquiétude alors que j'étais sur la route était la météo. Il pleuvait et j'avais peur que la pluie ne décourage ceux qui voulaient manifester. La veille, l'appareil de propagande et de désinformation du pouvoir avait orchestré une campagne énorme pour faire croire aux gens que la manifestation avait été annulée. Ils avaient obtenu d’un jeune qu’ils présentaient comme celui qui avait lancé l’appel à manifester une déclaration dans laquelle il disait vouloir annuler la manif pour ne pas faire le jeu des «ennemis de notre intégrité territoriale». TVM, 2M et un grand nombre de radios privés ont matraqué cette déclaration quasiment en boucle et beaucoup de gens y avaient crû.
Arrivés à Rabat nous passons prendre Si Mohammed Sassi du PSU qui nous attendait devant son immeuble non loin du centre de transfusion sanguine. Même inquiétude chez lui. Nous y allions mais sans trop y croire. Arrivés à Bab El Had nous trouvons un petit millier de personnes déjà là. Les militants habituels que l'on retrouve dans la plupart des manifestations. Tout le monde se connaît ou presque et je me dis que ce n'est pas avec ça que nous allons faire un Printemps marocain. Appels téléphoniques dans tous les sens pour convaincre des indécis mais aussi pour retrouver ceux qui étaient déjà là. J'avais apporté un énorme parapluie rouge et, brandi à tour de rôle par les uns et par les autres, il allait servir de point de ralliement.
Vers 10h Ramid arrive bras dessus bras dessous avec Miloud Chaabi. Il fonce vers Sassi et moi qui avions participé avec lui l’avant veille à une conférence explosive sur l’éventualité d’un printemps marocain, et nous propose de nous joindre à eux vers la tête du cortège. Je décline. La présence de têtes connues est certes un "plus" pour toute manif, mais ce jour là il y avait le risque qu'elles éclipsent les véritables héros de l'occasion, ces jeunes qu'on croyait politiquement amorphes et dont le réveil explose comme un coup de tonnerre dans le ciel marocain. Jusque là le pays était sous une chape de plomb et le makhzen à l'apogée de son arrogance. Les vieux que nous sommes s’étaient avérés incapables de secouer cette chape de plomb, leur place était donc derrière.
Après près de deux heures d'attente pendant lesquels nos rangs ont lentement grossi, le cortège s'ébranle enfin sous un soleil radieux. Combien sommes-nous? Les "pro" descendent et remontent le cortège et nous ramènent des chiffres qui oscillent entre 8000 et 10 000. Soulagés nous commençons à tendre l'oreille pour capter et répéter ces slogans qui allaient imprégner les mois qui allaient suivre. Les jeunes organisateurs de la manif ne disposaient que de petits porte-voix mais nous finîmes par distinguer "acha3b yourid is9at al-fassad" , "acha3b yourid is9at al istibdad" répliques modérées du "cha3b yourid is9at annidam" de la place Tahrir. Ce qui allait devenir le "mouvement du 20 février" se définissait déjà dans ces slogans: la réforme, pas la révolution. Autre slogan: "Al Himma sir b7alek, assyssa machi dyalek!!" Je sors mon BlackBerry de ma poche, je prends une photo de la manif, j'ajoute ce slogan comme commentaire et j'appuie sur "envoyer". Je ne réalisais pas que je commençais là une carrière de live blogueur du M20.
A 12h40 les spécialistes du comptage nous annoncent que nous sommes plus de 35 000. Sur ma page FB des messages arrivent qui signalent des manifestations dans beaucoup d'autres villes du Maroc et je commence à réaliser que "quelque chose" était en train de se passer. Le cortège s'arrête fréquemment pour plusieurs minutes ce qui permet à des vendeurs de nougat qui avaient repéré en Najib Akesbi venu avec toute sa petite famille, un bon client, de l'accompagner pour l'approvisionner. L'ambiance est bon enfant, et entre deux slogans, tout le monde rit aux éclats.
Le 20 février sera d'abord une gigantesque éruption d'insolence et d'irrévérence envers un pouvoir en panne d'idées, arc bouté sur une sacralité archaïque, récalcitrant à la démocratie, mais pas vraiment capable d'un efficace totalitarisme basriste. Malgré les coups bas, les menaces, les intimidations, les calomnies et les diffamations les semaines qui allaient suivre allaient être parmi les plus exaltantes de ma vie. L'exercice allait tout de même s'avérer périlleux. Comment soutenir un mouvement à la direction duquel on ne participe pas? Comment critiquer certaines décisions sans donner l'impression qu'on cherche à s'immiscer dans la gestion des choses? Lorsqu’à droite et à gauche les esprits se radicalisent, la voie du milieu s'avère la plus dangereuse de toutes.
L'irrévérence était nécessaire, salutaire mais elle n'était pas suffisante et dès le mois de mai, le M20 allait expérimenter les limites de cette forme d'action. Calmés par le discours du 9 mars, effrayés par les images de Misrata et de Derraa et lassés par les "non" systématiques d'un M20 qui succombait à la facilité du nihilisme, les Marocains ne demandaient qu'à croire en quelque chose et tourner la page. Malgré les chmakrias , les boutchichis et le score nord coréen du référendum ils ne permirent jamais qu'une manif atteignent le million fatidique.
C'est finalement le PJD resté tapi pendant tous les mois qui allaient suivre qui allait finalement tirer les marrons du feu le 25 novembre. Cerise sur le gâteau ils allaient même faire campagne sur les thèmes du M20 : "didd al fassad wal istibdad". Je ne sais pas qui de Ramid en tête de cortège, ou de Benkirane qui a refusé de prendre part, avait le plus raison, mais je me dis que leur tactique "un pied dehors, un pied dedans" s'est révélée bougrement efficace.
Mais les jeunes sont...jeunes et ont tout le temps devant eux. Le temps de comprendre leurs erreurs, le temps de corriger le tir et le temps de revenir à la charge. Ils n'ont pas dit leur dernier mot.
Joyeux anniversaire.