Aicha Barkaoui est chercheure au sein du master Genre, Sociétés et Cultures à la faculté des lettres et des sciences humaines Aïn Chock-Casablanca de l’université Hassan II.
A contre-courant des positions du féminisme «blanc», le voile peut aussi être un moyen d’émancipation sociale : certaines femmes ne cachent pas qu’elles portent le voile dans l’espace public pour pouvoir s’y déplacer «tranquillement» et éviter les regards insistants des hommes. Qu’en pensez-vous ?
Un peu d’histoire d’abord : il faut savoir qu’en Occident, les femmes portaient le voile pendant le Moyen Âge avec l’Eglise. Ensuite, dans le monde islamique, avant et pendant l’arrivée de l’islam, à Médine ou à La Mecque, il ne s’agissait au départ que de cacher les cheveux – même pas le corps en entier – et il y avait plusieurs manières de le faire.
De plus, c’étaient les femmes mariées qui devaient porter le voile afin de se démarquer des autres, en l’occurrence des prostituées, des servantes et des célibataires. Il s’agissait de codes culturels. C’est important de s’arrêter sur cet aspect car cela permet de comprendre que le voile n’était pas seulement un outil d’assujettissement des femmes. Le fait de cacher les cheveux ou le corps dans l’espace public relevait de codes sociaux pour différencier les catégories de femmes, afin que les hommes sachent à qui ils avaient affaire.
Revenons à l’Occident : il y a effectivement tout un courant, le féminisme «blanc», qui estime que ce sont les femmes, blanches, qui ont bataillé pour la libération et les droits des femmes, pour qu’elles puissent investir l’espace public. Elles pensent : «Regardez ces femmes musulmanes qui portent le voile et qui viennent tout saccager.»
Elles estiment qu’elles ont le mérite d’avoir libéré les femmes, mais de quelle libération parle-t-on ? Bien sûr il y a le droit à l’éducation, le droit de vote, le droit d’investir l’espace public… Mais le voile a-t-il ou va-t-il empêcher les femmes d’avoir des droits, de voter, d’être établies dans l’espace public ?
Les femmes, c’est vrai, ont dû et doivent encore batailler pour avoir une place dans l’espace public, notamment au Maroc. Quand on a commencé à mener des études sur le fait social en lien avec le concept du genre au Maroc, on a bien compris que le fait d’investir l’espace public était encore problématique pour les femmes, même si beaucoup l’ont investi à travers le travail. Pas toutes, mais certaines, notamment celles qui utilisent régulièrement les transports en commun ou se rendent au travail à pied, disent effectivement se sentir obligées de porter le voile pour être protégées. Et encore ! Le voile n’immunise pas contre le harcèlement, les agressions ou carrément les viols.
Le voile n’est donc pas un gage de tranquillité…
Voilées ou pas, les femmes ne sont jamais tranquilles. La vraie problématique, ce n’est pas le voile mais la manière dont les hommes perçoivent les femmes et leur corps ; la femme dans son essence, en tant qu’entité.
L’homme, qu’il soit oriental ou occidental, n’a pas su se débarrasser de ce fantasme du corps féminin, séducteur, objet et instrument ; du corps en tant que propriété du patriarcat et du pouvoir masculin. Au-delà du voile, que certaines portent donc pour être tranquilles, d’autres choisissent de le porter par convictions religieuses, parce qu’elles se sont mariées, parce qu’elles veulent se marier…
Il y a plusieurs manières et raisons de porter le voile. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir si c’est un handicap, un frein à l’émancipation des femmes. Aux Etats-Unis ou au Canada par exemple, j’ai vu des femmes voilées avec de hautes responsabilités professionnelles, et leur voile ne posait aucun problème.
Au Maroc, à la fin des années 1980, début des années 1990, les filles arrivaient en boîte de nuit en djellabas et portant le voile et, une fois rentrées dans les discothèques, enlevaient tout et remettaient le voile le lendemain. Preuve que les époques et les modes de vie changent…
Que traduisent les différentes manières de porter le voile ?
Une recherche de soi à une époque où tout est permis et rien n’est contrôlé ; où les choses dépassent le consentement. Tout est mélangé : il y a des médias émancipateurs, d’autres beaucoup plus conservateurs, ainsi qu’une nouvelle religiosité qui traîne sur les réseaux sociaux et sur les chaînes satellitaires, qui nous vient du Moyen-Orient et n’a rien à voir avec le socle de notre islam, c’est-à-dire l’éthique, le partage, l’éducation, le savoir, l’émancipation intellectuelle…
Tout ceci n’est pas valorisé. Au contraire, ce qui l’est, c’est l’interdit ; le paradis ou l’enfer. Or les femmes qui sont peu ou pas instruites sont très influencées par les messages véhiculés par cette nouvelle religiosité diffusées sur les réseaux sociaux, sans contrôle ni réelle maîtrise de ces outils technologiques. Il y a également un clivage entre Orient et Occident par rapport à l’islamophobie.
En France par exemple, il y a un matraquage médiatique qui consiste à mettre toutes les femmes musulmanes dans le même panier et à les considérer comme soumises aux hommes. On va donc bien au-delà de la question du voile.