Les plats piliers de la cuisine marocaine moderne en disent long sur l'histoire de la région et les différentes composantes des traditions culinaires du royaume. Mais si ces plats, made in Morocco pour certains, ont connu beaucoup d’influences au cours des derniers siècles, d’autres ont pu voyager au-delà de nos frontières et revenir, en s’adaptant à chaque fois aux goûts et aux matières premières des différentes contrées.
L’exemple qui revient souvent est celui de Bastilla, qui démontre que les différents événements politiques ont façonné le cours de l'histoire culinaire. Bien qu’il ait l’air d’être un mot arabe, le plat est arrivé au Maroc depuis l’Espagne et, par conséquent, il est appelé différemment. De Bastilla à pastilla et autres variations, le nom de cette tarte ronde populaire est apparu pour la première fois après la Reconquista, une période qui s'est terminée par la chute du royaume nasride de Grenade et l’expansion des royaumes chrétiens en 1492.
Bastilla, cette tarte préparée par les Marocains juifs
Dans leur livre «Color of Maroc : A celebration of food and life» (Allen & Unwin, 2014), Rob et Sophia Palmer rappellent qu’«à l'époque de la reconquête chrétienne des États islamiques dans la péninsule ibérique - c'est-à-dire l'Espagne et Portugal - au XIIIe siècle, les musulmans et les juifs ayant fui au Maroc avaient apporté avec eux des raffinements culinaires à la cuisine» du royaume. «Le plat magique de b’stilla, avec l’enveloppe extérieure croustillante de la pâte warka et les couches de viande et d’œufs, en fait partie», se souviennent les deux auteurs.
Mais pour d'autres historiens culinaires, le plat qui incorpore des tranches de pigeon avec des œufs, des amandes et des épices, a longtemps été associé aux Juifs du Maroc, expulsés également d'Al Andalus. Certains de ces auteurs qualifient Bastilla de «pastel séfarade». L'historien américain de l'alimentation Gil Marks affirme que ce sont les séfarades qui «ont apporté la pastille au Maroc». Dans son livre «Encyclopedia of Jewish Food», Marks rappelle que «tandis que les séfarades ont continué à prononcer le nom avec un P, les locuteurs arabes l’ont remplacé par un B». «La tarte était cuite au four ou, pour ceux qui n'ont pas accès à un four, adaptée pour être frite dans une grande poêle», écrit le même historien.
Au sein de la communauté juive marocaine, Bastilla était un plat pour les occasions spéciales. Marks indique que cela est principalement lié au fait qu'il nécessite beaucoup de «main-d'œuvre». En effet, les Juifs séfarades cuisinent des pastillas au Maroc pour célébrer Souccot, une fête juive biblique célébrée le 15e jour du septième mois (Tishri), Hanoukka ou encore durant les mariages.
Quant aux Marocains, ils ont pu s’approprier ce plat en y ajoutant leur propre touche personnelle. La Bastilla évoluera tellement, en replaçant par exemple le pigeon par du poulet, ou en optant carrément pour du vermicelle et des fruits de mer à la place de la composante de sa farce. Et comme pour les juifs séfarades, la Bastilla deviendra même un plat à part entière, faisant son entrée dans les mariages des Marocains.