Certes, on l’aura compris, cette schizophrénie se comprend aisément : dans un cas le rejet de Bruxelles est une bénédiction pour des maraîchers ibères ayant perdu leur compétitivité face à leurs concurrents marocains, et dans l’autre le même acte de rejet est une catastrophe pour des pêcheurs espagnols qui ne vivent plus que de leurs prises dans les eaux territoriales marocaines. Comme les deux catégories socioprofessionnelles et leurs puissants lobbies se concentrent en Andalousie, et que tout cela intervient à la veille d’élections régionales importantes… Bien, on a donc compris, mais tout de même ! Pour que nos voisins ibères se permettent un tel tour de force, il faut croire que nos responsables les ont habitués à avaler bien des choses !
Ceci étant, venons-en à l’essentiel, qui commence par un constat de bon sens : A quelque chose «malheur» est bon, et le double refus du parlement européen n’est pas une catastrophe, loin s’en faut et ce, pour au moins deux raisons : la première est que les deux accords en question sont intrinsèquement de mauvais accords, et la seconde est que leur remise en question ouvre plutôt de nouvelles perspectives à notre pays, dans un contexte politique national qui se veut inédit.
Tous leurs arguments ne sont pas fallacieux
Les accords agricoles et de pêche, comme du reste tous les accords de partenariat ou de libre-échange qui les ont précédés, ont été négociés du côté marocain, dans le cadre d’un cercle très restreint, ne comprenant qu’une poignée d’initiés, directement reliés au Palais royal, et à quelques lobbies professionnels dominants, le tout dans une opacité totale. Champ fertile de tous les conflits d’intérêt, déterminés par des considérations politiques ou catégorielles notoires, ces accords sont, du point de vue des intérêts de notre pays, des accords qui lui coûtent plus qu’ils ne lui rapportent. Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans le détail de l’analyse de ces accords, mais on peut avancer quelques vérités marquantes dont tous les spécialistes, sérieux et objectifs, conviennent aisément.
A commencer par celle-ci : tous les arguments avancés par les parlementaires européens pour rejeter ces accords ne sont pas fallacieux (même si la mauvaise foi de leurs auteurs est quelquefois manifeste…). Le «modèle tomatier» d’une agriculture exportatrice, hyper-intensive, surexploitant les ressources naturelles comme les ressources humaines qui y travaillent, ce modèle n’est pas une vue de l’esprit et a même tendance depuis quelques années, avec le «plan Maroc vert», à connaître une évolution inquiétante. L’impact destructeur de l’accord de pêche sur les ressources halieutiques du pays n’est pas non plus contestable, pour peu qu’on garde un minimum d’honnêteté intellectuelle, et le souci de ce que notre génération va léguer à celles qui vont suivre. Ses retombées économiques et sociales aussi ne sont guère probantes (quelle industrie amont et aval avons-nous pu bâtir dans le secteur tout au long des 30 dernières années d’accords de pêche avec l’UE ? Quelles compétences et quelles capacités de recherche avons-nous pu développer ? Quelles conditions de vie des travailleurs du secteur avons-nous pu améliorer ?...).
En revanche, d’autres arguments des lobbies européens sont franchement fallacieux. Etroitement contrôlées par les organismes européens de certification (tels EurepGap, puis GlobaGap), les normes sanitaires et de qualité peuvent être mieux respectées dans le Souss qu’en Andalousie. L’allégation que les exportations marocaines représentent un danger pour les producteurs et la stabilité des marchés européens n’est guère crédible quand on sait que lesdites exportations représentent moins de 3% du marché en question. Quant à la tentation de dépassement de leurs quotas par les exportateurs marocains, les mécanismes de sanction prévus par les accords –et mis en œuvre systématiquement et sans état d’âme- sont suffisamment sévères, voire cyniques, pour être dissuasifs… Du reste, il y a quelques mois encore, c’est l’ex-ministre de l’agriculture elle-même, la socialiste Rosa Aguilar, qui s’était appliquée à démentir point par point les contre-vérités d’une certaine propagande espagnole.
Ceci étant, bons ou mauvais, il faut croire que les «arguments» des lobbies anti-marocains ont trouvé écho auprès des parlementaires européens, avec les résultats que l’on sait. Il faut donc prendre acte de cet état de fait et chercher le moyen d’une «sortie par le haut». Celle-ci nécessite que nous soyons en mesure de dépasser les contingences actuelles, de prendre du recul et de la hauteur pour remettre en question -et en débat- toutes les composantes du partenariat entre le Maroc et l’UE, en veillant à les articuler et les inscrire dans une vision globale et prospective du rapport stratégique à construire entre eux.
De bien mauvais accords
Concrètement, cela veut dire pour le nouveau gouvernement marocain de considérer que le double rejet du parlement européen n’est pas un «mauvais coup» mais au contraire une opportunité historique pour prendre en main le «dossier» de notre partenariat avec l’UE et proposer à nos amis du vieux continent de le repenser dans sa globalité. A chaque fois qu’il a été question de faire le point sur l’évolution de ce partenariat, depuis plus de quarante ans qu’il est maintenant formalisé à travers des «Accords», même les plus optimistes ont dû convenir que le bilan était pour le moins mitigé. En tout cas pour rester sur le simple terrain des relations commerciales, force est de constater que l’objectif premier, affirmé dès les années 70, qui était de permettre au Maroc de mieux équilibrer sa balance commerciale avec ses partenaires européens, n’a jamais été atteint, et notre déficit avec ces derniers ne cesse même de battre chaque année des records historiques !
En s’en tenant ici aux deux accords en cause actuellement, il n’est pas très difficile de montrer leur caractère inégal, inefficace, et pour tout dire désuet. L’accord de pêche d’abord. Comment ne pas voir que cet accord continue de fonctionner sur la logique du modèle de «l’exploitation minière» qu’on croyait relever d’un autre âge ? N’est-il pas choquant de constater que pour l’UE, cet accord ne revient finalement qu’à nous jeter à la figure quelques dizaines de millions d’euros contre le «droit» d’exploiter nos richesses naturelles, exactement comme faisaient les grandes compagnies coloniales en Afrique et ailleurs, au 19ème siècle ? On paye, on exploite, et une fois le «minerai» épuisé, on s’en va ailleurs, ne laissant derrière soi que dénuement et désolation… Comment accepter qu’un partenariat qui se veut «moderne», «avancé», continue à reposer sur des règles aussi arriérées ?
Quant à l’accord agricole, il faut d’abord reconnaître que les lobbies espagnols ont réussi l’exploit de faire croire à l’opinion publique européenne qu’il profiterait surtout au Maroc alors que c’est largement le contraire qui est vrai ! Il faut tout de même rappeler que, alors que l’Organisation mondiale du commerce a banni depuis 1995 toute protection non tarifaire dans les échanges internationaux, l’UE a réussi contre vents et marées à maintenir dans l’accord agricole en question tout un arsenal de dispositifs protectionnistes qui relèvent précisément de cette catégorie et qui sont d’une efficacité redoutable (contingents, calendriers, prix d’entrée…). De sorte que là réside l’essentiel des obstacles qui entravent le développement des exportations marocaines depuis plus de trente ans, au point que, en termes de parts du marché européen, celle du Maroc n’a cessé de baisser… et celle de l’Espagne d’augmenter. On «oublie» également de souligner que, pour insuffisantes qu’elles soient, les concessions accordées au Maroc sont loin d’être gratuites. En vertu du principe de réciprocité, l’accord en question devrait ouvrir massivement le marché marocain aux grands groupes agro-exportateurs européens : le Maroc devrait ainsi libéraliser 45% de ses importations agroalimentaires en provenance de l’UE immédiatement après l’entrée en vigueur de l’accord, proportion qui devrait monter à 61% 5 années plus tard, et à 70% encore au bout des 5 années qui suivent. Compte tenu des différences de productivité, qui peut douter de la place hégémonique que ces grands groupes européens ne manqueront pas d’occuper rapidement sur le marché marocain, avec les conséquences que l’on peut deviner sur le tissu productif marocain et la sécurité alimentaire du pays ?
On peut donc constater que même un examen rapide montre clairement que les accords de pêche et agricole en question ne sont pas seulement défavorables au Maroc, mais qu’ils peuvent même être dangereux pour ses équilibres économiques, écologiques et sociétaux. Il aurait donc fallu les refuser, avant même que le parlement européen ne se hasarde à les rejeter…
Repenser le partenariat euro-marocain dans sa globalité
Le Maroc dispose d’une nouvelle constitution qui affirme sa volonté de renforcer les pouvoirs du parlement et du gouvernement sur la voie d’un meilleur équilibre avec les pouvoirs de l’Institution royale. Le nouveau chef du gouvernement et son ministre des affaires étrangères disposent donc là d’un terrain tout à fait exemplaire pour donner le contenu approprié à une telle ambition. Concrètement, il s’agit pour le gouvernement de se saisir pleinement de ce dossier et de proposer à nos partenaires européens de le reprendre dans sa globalité pour en repenser les finalités et en renégocier le contenu et les modalités. Certes, on peut comprendre que des gouvernements bousculés par des contraintes de court terme aient le souci de parer au plus pressé, en l’occurrence de commencer par les accords actuellement en panne, ceux de la pêche et de l’agriculture. La moindre des choses, le simple bon sens plaiderait alors pour lier les deux volets d’un même partenariat et en faire l’objet d’un même processus de négociation, selon un principe qui n’est certes pas l’idéal auquel on peut aspirer, mais qui peut provisoirement répondre aux nécessités du moment : Accès aux ressources contre accès aux marchés… Si nos amis espagnols veulent qu’on leur permette de continuer à pêcher dans nos eaux territoriales, il faudrait à tout le moins qu’ils permettent à nos agriculteurs d’accéder plus largement et plus librement à leurs marchés, et surtout à ceux de leurs partenaires communautaires. Une négociation engagée sur cette base serait pour notre pays autrement moins déséquilibrée en lui permettant de jouer une nouvelle carte qu’il s’était étrangement interdit de faire valoir jusqu’à présent.
Mais ceci ne serait qu’une réponse immédiate à une crise ponctuelle. Car tous ceux qui s’intéressent au partenariat euro-marocain, et plus généralement euro-méditerranéen, savent que celui-ci est en crise. Il l’est depuis longtemps certes, mais avec une acuité encore toute particulière depuis que le «printemps arabe» à révélé l’ampleur des aspirations des peuples du Sud et de l’Est de la Méditerranée à la dignité, l’équité, et si possible la prospérité… Dans ce nouveau contexte, le Maroc serait donc bien inspiré d’être l’initiateur, et avec d’autres états de la région, le promoteur d’un nouveau projet permettant une véritable refondation des relations euro-méditerranéennes, un projet qui serait plus en phase avec les nouvelles réalités de la région et son positionnement géostratégique dans la carte planétaire qui se redessine sous nos yeux…
Pour le Maroc en tout cas, il est clair que tous les volets de son partenariat avec l’UE ont besoin de faire l’objet de nouvelles réflexions, et partant de nouvelles négociations : outre l’agriculture et la pêche évoqués plus haut, citons sans être exhaustifs le libre-échange industriel, les services, l’émigration, le financement, le dialogue politique, le «statut avancé»… A titre simplement d’exemples, on peut se demander pourquoi le «statut avancé» n’avance pas. Pourquoi les négociations sur la libération des services piétinent et quel rapport cela a-t-il avec les exigences européennes en matière de contrôle de l’émigration et de circulation des personnes ? Pourquoi les financements européens restent insuffisants et peut-être surtout inadaptés ? Pourquoi le Maroc a scrupuleusement respecté ses engagements en ce qui concerne l’établissement de la zone de libre-échange des produits industriels, alors que l’UE n’a guère tenu ses promesses en matière d’échanges agricoles, de protection de nos ressources naturelles, ou encore de «dialogue politique» et de soutien à une véritable démocratisation du pays ?…
Au gouvernement et au parlement d’exercer leurs nouvelles prérogatives !
On voit bien que le nouveau gouvernement dispose là de plus d’une raison pour être en droit de demander un réexamen en profondeur de l’ensemble des volets du partenariat avec l’UE. Pour se donner de meilleures chances de succès, il devra cependant aussi changer de méthode. Comme cela a déjà été souligné plus haut, jusqu’à présent, tous les accords internationaux, avec l’UE ou avec d’autres partenaires, ont été l’apanage d’un cercle restreint de technocrates et de collaborateurs directs du roi, tenant soigneusement à l’écart l’opinion publique et le parlement, ce dernier étant du reste réduit à une simple chambre d’enregistrement, juste bonne pour agréer aveuglément ce qu’on voulait bien lui ordonner de ratifier… Ce faisant, ces responsables n’ont jamais voulu comprendre que ce déficit de démocratie et de transparence était précisément leur talon d’Achille dans les processus de négociation, car contrairement à leurs partenaires, ils ne pouvaient en cas de besoin mobiliser ni l’opinion publique ni la classe politique, ni même de vrais lobbies professionnels conséquents et influents (comment ces acteurs auraient-ils pu le faire s’ils n’avaient même pas l’information de base nécessaire pour se faire leur idée sur les questions en cause ?!...). Ils finissaient ainsi par courber l’échine sous le poids de considérations qui, trop souvent, avaient peu à voir avec les intérêts objectifs du pays.
Il est donc grand temps d’en finir avec ces pratiques d’une autre époque. Le chef du gouvernement et son ministre des affaires étrangères devraient saisir cette opportunité non seulement pour mettre en pratique leurs prérogatives constitutionnelles, mais aussi, à travers une meilleure implication de l’opinion publique et des institutions élues, améliorer leurs rapports de force avec leurs interlocuteurs européens. Leurs chances de faire mieux que leurs prédécesseurs en seraient plus grandes.