Au vu du contexte actuel en France, et de l’ire que suscite la moindre visibilité de l’islam dans l’espace public, il n’est pas de trop de rappeler que la France, dans son histoire, compte d’illustres personnalités qui ont embrassé les dogmes musulmans par une conversion à l’islam, et n’ont pas pour autant versé dans un quelconque radicalisme. C’est le cas notamment de Jacques de Menou de Boussay (dit Abdallah Menou), général français de la Révolution et de l’Empire, du peintre Étienne Dinet, qui passa une grande partie de sa vie en Algérie, ou encore, plus récemment dans le temps, du célèbre avocat anticolonialiste Jacques Vergès.
S’il n’est pas de ceux-là, l’orientaliste et islamologue Louis Massignon (1893-1962) partage toutefois avec eux un vif intérêt pour l’Islam. La langue arabe sera son premier contact avec la religion musulmane, qu’il apprend d’abord «par pragmatisme», écrivent Christian Destremau et Jean Moncelon dans «Louis Massignon : le cheikh admirable» (Éditions Le Capucin, 2005). «Son interprète l’a en effet trompé à plusieurs occasions et il se rend compte qu’il ne pourra plus voyager sans avoir une bonne connaissance de la langue.»
De retour du Maroc en France, Louis Massignon prépare le diplôme d’arabe littéral aux Langues orientales, probablement à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), et travaille parallèlement à la rédaction d’un livre sur le Maroc. A l’époque, l’idée de devenir orientaliste ne lui apparaît pas immédiatement. «Cela ne l’empêche pas de se rendre, en avril 1905, au congrès annuel de la profession qui se tient à Alger», précisent Christian Destremau et Jean Moncelon. C’est pourtant bien le courant orientaliste, né en Europe occidentale au XVIIIe siècle, qui retiendra son attention, au point de s’y adonner entièrement.
Un autre regard sur la dimension spirituelle de l’Islam
Ce choix sera le bon : de par ses analyses sur l’Islam, ses écrits sur le prophète et le Coran, Louis Massignon s’impose comme l’une des figures de l’orientalisme en France. «Dans un premier temps, de même qu’il insistait avant tout sur le fait que l’Islam était une vraie religion, Massignon s’est attaché à faire valoir la sincérité de Mohammad ''avec une sincérité souvent impressionnante et indéniable'' (…) et à relever plus particulièrement dans son message la transcendance», écrit Pierre Rocalve, ancien ambassadeur de France dans plusieurs pays arabes, dans «Louis Massignon et l’Islam. Place et rôle de l’Islam et de l’islamologie dans la vie et l’œuvre de Louis Massignon» (Institut français de Damas, 1993).
L’islamologue Louis Massignon (1883-1962), en 1954. Reproduction d’une photo parue dans «Ouest-France». / Ph. PQR – Ouest France – MAXPPP
Louis Massignon apporte également un regard éclairant sur la dimension spirituelle de l’Islam, en l’occurrence à travers le soufisme. «L. Massignon a, plus que tout autre orientaliste, fait progresser en Occident la connaissance de la mystique musulmane. Mieux encore, il a déclenché pour celle-ci un mouvement d’intérêt qui n’a cessé de s’amplifier», poursuit l'ex-ambassadeur. Pour ce dernier, les traductions des grands mystiques de l’Islam, notamment Rūmī, rendu célèbre par le tout aussi célèbre «Soufi, mon amour», de la romancière turque Elif Shafak, doivent beaucoup à Louis Massignon.
Une lecture originale du Coran
Mais voilà que survient la rançon de la gloire : l’orientaliste s’inquiètera, en 1927 à l’université de Louvain, lors d’une conférence intitulée «L’expérience mystique et les modes de stylisation littéraire», de l’emballement qu’il suscite malgré lui pour le mysticisme. Il explique ainsi qu’après avoir lutté «pour faire saisir aux milieux scientifiques d’avant-guerre l’importance exceptionnelle à tous égards des textes mystiques pour l’histoire des religions», il a eu «le malheur d’être exaucé au-delà de ses espérances». «Il est ici-bas quelque chose de plus amer qu’être déçu, c’est d’être exaucé au-delà de ses espérances», ajoutera-t-il en citant le poète et diplomate Paul Claudel, toujours selon Pierre Rocalve. «Il regrettait l’abondante littérature fondée sur une ''documentation pseudo-mystique'' et s’attendait à voir coter ''les extases à la bourse des valeurs''».
Sur le Coran – auquel Louis Massignon a consacré de nombreux travaux – et le rapport qu’entretiennent avec lui les musulmans, l’orientaliste souligne que «le signe de l’unité réelle de la communauté musulmane, c’est l’acceptation d’un livre unique, sous un texte sans variante, le Qor’an». Lui qui se fera le chantre du dialogue islamo-chrétien, relève une distinction fondamentale entre les deux religions : «L’Islam est essentiellement l’acceptation du Qor’an avant d’être l’imitation du prophète Mohammad. En cela, il se différencie de la chrétienté qui est l’imitation du Christ avant d’être l’acceptation de la Bible.»
Il faut dire également qu’aux yeux de Louis Massignon, le Coran est «le support du mysticisme musulman, du soufisme». Il l’a souligné dans «La Passion d’al-Hallâj» (Ed. Gallimard, 1975) et «Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane» (Ed. Cerf, 1999). Cette théorie fut l’une des premières théories originales, précise Pierre Rocalve, «une de celles auxquelles il s’est accroché toute sa vie».