Avant, je passais tous les jours devant le même bâtiment. Depuis que je sais lire, je le sais, c’est le tribunal», lance, joyeuse, Chanah Sadia, mère de 4 enfants. Comme elle; une centaine de femmes reçoit des cours d’alphabétisation, grâce à la Fondation Zakoura, depuis un an dans une école de Aïn Harrouda, dans la périphérie nord de Casablanca. Grâce aux efforts conjugués de très nombreuses associations et de plusieurs ministères marocains (Education, Jeunesse et Habous, notam- ment), le taux d’analphabétisme est passé de 50,1% en 2001 à 30% en 2010, selon la direction de l’Alphabétisation du ministère de l’Education nationale.
Le nombre de bénéficiaires des programmes l’alphabétisation n’a cessé d’augmenter annuellement, il est passé de 180 000 en 1998/99 à 656 000 en 2008/09. L’objectif visé d’une réduction de moitié du taux d’analphabétisme dans 164 pays, dont le Maroc, à l’horizon 2015 par le programme de l’UNESCO Education Pour Tous EPT), lancé en 2000, devrait être atteint au Maroc. Cependant, les engagements de la Charte nationale d’éducation et de formation, mise en place par le gouvernement en 1999, n’ont, eux, pas été remplis. En 2011, le taux d’analphabétisme est encore de 30%, bien loin des moins de 20% visés pour 2010 par la Charte.
Retard. Le Maroc a pris un retard considérable, jusqu’en 1997, dans la course à l’alphabétisation par rapport aux autres pays arabes, malgré un premier élan venu avec l’indépendance. Pour Bachir Tamer, professeur à la faculté des Sciences de l’Education de Rabat et titulaire de la chaire alphabétisation et éducation des adultes de l’Unesco, l’une des raisons de ce retard est «l’intérêt en dent de scie qu’a porté le gouvernement à la question depuis l’indépendance».
«Pour des raisons politiques, le contexte n’était pas favorable de sorte que, jusqu’en 1997, il n’y avait aucune instance pour centraliser toutes les actions d’alphabétisation sur le territoire», explique Mohamed Abdellatif Kissami, spécialiste alphabétisation du Programme éducation du bureau de l’Unesco à Rabat. Pratiquée alors sans aucune professionnalisation par une multitude d’associations, l’alphabétisation était assimilée à un enseignement lambda. Pourtant «il est beaucoup plus difficile d’enseigner à des femmes adultes (près de 80% des bénéficiaires de l’alphabétisation) qu’à des enfants, estime Lekbira Rhaimi, «animatrice» pour Zakoura Education. Je ne peux pas les punir simplement quand elles n’ont pas fait leur travail, je dois établir une relation de confiance, être proche d’elles pour les motiver à travailler.»
En 1998, une direction de l’alphabétisation est créée, mais elle change de ministère plusieurs fois : «pour chaque nouvelle appartenance, on perdait 2 ou 3 ans à se réorganiser», explique El Habib Nadir, directeur de l’Alphabétisation. A partir de 2002, sa direction est fixée au ministère de l’Education nationale «on a alors augmenté fortement le nombre de bénéficiaires des services d’alphabétisation publics et associatifs en installant les services de notre direction, qui coordonne les différents acteurs du secteur, dans toutes les délégations de l’Education nationale», explique-t-il. Malgré la volonté politique qui permet à cette direction de multiplier par deux son budget en trois ans, la mise en place d’une Agence nationale de l’alphabétisation lancée en 2007 échoue. 4 ans plus tard, alors que se forme un nouveau gouvernement, elle n’a toujours pas été mise en place.
Déperdition scolaire. Tandis que la direction publique de l’alphabétisation peinait à être organisée par les gouvernements, le système éducatif produisait indi- rectement de l’analphabétisme. «Il y a une déperdition au niveau du système scolaire qui est ensuite rattrapée par l’alphabétisation», explique Bachir Tamer. «Lorsque le taux de scolarisation primaire était de 80%, cela signifiait que l’école produisait 20% d’analphabètes par an», rappelle M. Nadir. Si aujourd’hui, le chiffre de la déperdition scolaire en primaire est annoncé à environ 120 000 élèves en 2011, par M. Nadir, grâce, notamment, au programme Tassir mis en place dans le cadre du plan d’urgence de l’Education nationale, ils étaient encore 370 000 en 2006. Ainsi, la comparaison brute du nombre de personnes analphabètes, près de 8 millions, et du nombre d’élèves inscrits dans le primaire, 6,5 millions en septembre 2011, est révélatrice de cet effet de vase communicant entre déscolarisation et alphabétisation. Toutefois, le budget alloué à l’alphabétisation ne dépasse pas 0,5% du budget de l’Education nationale, informe la direction de l’Alphabétisation sur son site.
Pour Youssef Mouaddib, directeur général de la Fondation Zakoura Education, l’une des façons effi- caces de lutter contre l’abandon scolaire est la généralisation du préscolaire. Au Maroc l’école n’est obligatoire qu’à partir de 6 ans, certains enfants auront bé- néficié en amont d’une prise en charge par une école maternelle privée. «Lorsqu’une population qui a bénéficié d’une formation préscolaire rencontre une autre population d’élèves qui n’a pas pu en bénéficier, les deuxièmes sont immédiatement dévalorisés, ils ont du mal à suivre et ils décrochent facilement», explique Youssef Mouaddib. «Dès 2006, nous avons commencé à mettre en place des classes préscolaires pour les enfants qui n’y avaient pas accès normalement, puis en 2008, le soutien scolaire, pour les aider à ne pas décrocher», détaille Mohamed Zaari, directeur du pôle Education à la Fondation Zakoura Education.
La faiblesse de l’enseignement public est particulièrement visible dans les zones rurales et notamment montagneuses où l’analphabétisme est le plus sévère. Certaines zones sont inaccessibles aux services publics en général; des enfants peuvent ainsi grandir sans jamais aller à l’école, trop éloignée pour s’y rendre à pied quotidiennement.
«Il faut renoncer au schéma de l’école formelle et adapter l’enseignement en général et non seulement l’alphabétisation, à la situation réelle des enfants. Ils sont une force de travail nécessaire pour leurs parents, il faut donc être flexible sur les horaires d’école pour leur permettre de se rendre disponibles pour leurs parents et pour l’école», explique M. Mouaddib.
Alphabétiser et plus encore. L’alphabétisation a eu tendance à se faire, pendant de longues années, de façon isolée géographiquement, mais aussi comme si elle était une fin en soi. Dans le cadre de l’éducation non formelle, qui n’est jamais que l’alphabétisation des enfants «perdus» par le système scolaire, la Fondation Zakoura offre des bourses aux élèves qui ont atteint le niveau d’examen d’entrée au collège. «Souvent les jeunes qui sont alphabétisés dans un village n’ont pas les moyens d’aller au collège qui est plus éloigné encore que l’école primaire», explique M. Mouaddib.
La Fondation Zakoura met également en place de plus en plus, depuis 2001, des programmes intégrés plutôt que des cours d’alphabétisation seuls. «Nous associons dans ces programmes l’alphabétisation, la création l’associations de microcrédits, l’initiation professionnelle et la sensibilisation à la santé, aux droits de l’homme, au droit du travail», détaille M. Zaari. A Aïn Harrouda, par exemple, leçon de lecture et cours de couture al- ternent pour les bénéficiaires de l’alphabétisation.
«Le Maroc a eu de nombreux programmes d’alphabétisation, mais l’on n’en voit pas réelle- ment les effets car l’alphabétisation a toujours été une opération didactique éloignée des besoins réels», estime M. Kissami. Aujourd’hui, il n’existe pas encore de connexion directe entre l’alphabétisation et la formation professionnelle. Même la post-alphabétisation, lorsqu’elle entend aider les nouveaux alphabètes à employer leurs connaissances pour apprendre un métier, n’est pas en mesure de faire ce lien.
«Nous travaillons activement sur la certification des programmes d’alphabétisations», assure M. Nadir. Ainsi, les détenteurs d’un certificat d’alphabétisation pourraient, par exemple, prouver qu’ils ont acquis l’enseignement primaire pour postuler à une formation professionnelle ouvrant sur un métier voire sur un emploi. «Le certificat d’alphabétisation ne doit plus seulement offrir une reconnaissance sociale à son titulaire, mais également lui ouvrir des droits à aller plus loin dans sa formation en rejoignant le système formel», explique M. Nadir.
L’alphabétisation ne donne pas encore accès à une formation. Réciproquement, il est difficile pour une personne employée dans une entreprise de bénéficier de cours d’alphabétisation. «L’un des axes prioritaires de l’alphabétisation au Maroc se situe au niveau de la qualité : il y a une multitude d’acteurs qui offrent des cours, mais la participation des entreprises est encore trop faible», explique M. Kissami. Les projets d’alphabétisation fonctionnelle, c’est-à-dire auprès de personnes actives, peine à voir le jour. Aujourd’hui, cette forme d’alphabétisation qualifiante est notamment mise en place au profit des femmes rurales cultivatrices d’oliviers de Labsara, près de Oujda, par l’association Union Nationale des Femmes Marocaines en partenariat avec l’Agence du Partenariat pour le Progrès, dans le cadre de l’accord du «Millenium Challenge Compact» signé en 2007 entre le Royaume du Maroc et les Etats-Unis.
Les croisements entre monde professionnel et alphabétisation sont une véritable nécessité car, contrairement aux idées reçues, l’analphabétisme au Maroc ne touche pas majoritairement les personn es âgées et inactives, indique la direction de l’Alphabétisation, dans son rapport 2010-2011. 65% des bénéficiaires de l’alphabétisation, en 2010- 2011, ont entre 25 et 49 ans.