C’est un décret qui donne du fil à retordre aux associations de protection de l’enfance. Jeudi 28 février, un collectif de près de dix-neuf organisations, syndicats et associations a contesté devant le Conseil d’Etat un décret qui durcit les conditions de prise en charge des mineurs isolés étrangers au titre de l’aide sociale à l’enfance (ASE), indique Le Monde. Le collectif comprend notamment l’Unicef, Médecins du monde, le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI) ou la Cimade.
Entré en vigueur le 31 janvier dernier, le texte est issu de la loi asile et immigration, qui avait provoqué de vifs débats à l’Assemblée nationale avant son adoption définitive le 1er août 2018. Si le décret suscite autant de remous auprès des acteurs associatifs, c’est principalement parce qu’il modifie les modalités d’évaluation de la minorité d’âge des enfants migrants arrivant seuls sur le territoire français – les MENA, pour «mineurs étrangers non accompagnés». Or la reconnaissance de la minorité d’un jeune est conditionnée par cette évaluation, essentiellement effectuée par les départements sous forme d’entretien.
Le décret prévoit qu’en soutien aux départements, les préfectures convoquent les jeunes pour s’entretenir avec eux, vérifier l’authenticité de leurs documents et collecter leurs empreintes digitales, leur photo, leur état civil, leurs coordonnées téléphoniques et électroniques, précise Le Monde. Le collectif redoute que les vérifications en préfecture prennent le pas sur les entretiens faits par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) et entraînent, au détriment de l’«impératif primordial de protection de l’intérêt de l’enfant», une multiplication des refus de minorité sur la base d’éléments peu fiables, ajoute le quotidien.
Le moindre silence synonyme de suspicion
«Le gros problème selon nous, c’est que l’évaluation des départements est source d’erreurs considérables», nous confirme Jean-François Martini, juriste au GISTI. «L’essentiel de l’évaluation se résume en un entretien qui peut être parfois extrêmement court – à Paris il peut durer quelques minutes – ou par le biais de quelques questions à travers lesquelles un évaluateur va estimer si le jeune est mineur ou majeur. C’est extrêmement subjectif», déplore-t-il. Et d’ajouter : «Les évaluateurs interprètent le moindre silence, le moindre flou dans une réponse comme un élément de suspicion.»
«Lorsqu’on accueille ces jeunes dans nos permanences, on se rend compte que beaucoup de mineurs sont remis à la rue par les départements et qu’il faut ensuite les aider à saisir le juge des enfants, à récupérer éventuellement des documents dans leur pays d’origine pour que leur minorité soit reconnue. Mais tout cela ne va plus être possible si dès la décision du département, les préfectures mettent en œuvre des mesures d’éloignement.»
Le Monde précise également que certains documents d’état civil sont rejetés par l’administration, notamment les actes de naissance de Guinée, premier pays d’origine des mineurs isolés en France. «Beaucoup des documents d’état civil étrangers peuvent être contestés par les départements, dont certains demandent à la police aux frontières de les expertiser avec, là encore, énormément d’erreurs. Ces exigences sont souvent sans rapport avec ce que peut produire l’état civil de pays où les moyens accordés aux officiers d’état civil sont dérisoires. Beaucoup de documents sont mis en doute par les services de police sur des éléments de suspicion qui sont parfois très faibles, mais qui suffisent à écarter les documents pour certains jeunes», nous explique encore Jean-François Martini.
Le renvoi de mineurs marocains inquiète le GISTI
Bien avant l’entrée en vigueur de ce décret, un autre volet avait cristallisé l’inquiétude des associations de défense des migrants : la coopération entre le Maroc et la France pour l’expulsion des mineurs marocains isolés. Le 11 juin 2018, le préfet de police de Paris, Michel Delpuech, s’était réuni avec l’ambassadeur du Maroc en France, Chakib Benmoussa. Une équipe de quatre agents avait été dépêchée du 18 juin au 24 juillet dans la capitale française. Ils avaient pour mission d’«auditionner les mineurs isolés marocains et de recueillir des informations permettant de lancer des investigations en vue de leur identification et de leur retour au Maroc», selon le compte-rendu de la réunion que notre rédaction avait consulté.
«Dans tous les cas, ça ne peut être un éloignement de force ; seulement un retour du jeune dans son milieu familial. Ce qui suppose, avant toute chose, que le milieu familial existe et, ensuite, que le jeune puisse y retourner dans de bonnes conditions ; que la famille ne soit pas défaillante ou maltraitante. Enfin, tout cela ne peut se faire qu’avec l’accord du jeune lui-même», rappelle le juriste. Ce dernier précise par ailleurs «qu’à [sa] connaissance, aucune des familles n’a donné son accord pour le retour du jeune».
En réalité, le responsable associatif craint que la protection de l’enfance ne soit qu’un prétexte à ces renvois de force. «Ce dont on a peur, c’est que se mette en place entre les autorités françaises et marocaines une coopération pour un renvoi de force déguisé sous couvert de protection de l’enfance, avec un dispositif qui, par exemple, considèrerait que ces jeunes peuvent être pris en charge par les services de protection de l’enfance au Maroc, et que sous couvert de coopération en matière de protection de l’enfance, il y ait de véritables mesures d’éloignement de force contre le gré des jeunes», nous dit-il. «Compte tenu des moyens de la protection de l’enfance au Maroc, ce n’est pas sûr que les conditions d’accueil des jeunes y soient satisfaisantes», conclut Jean-François Martini.