Dans «Quels ingénieurs veut-on former aujourd’hui au Maroc ? Entre influences internationales et spécificités locales, un modèle en devenir», Linda Gardelle, sociologue en France, révèle que les écoles forment désormais des ingénieurs «prêts à l’emploi» destinés aux entreprises plutôt que des acteurs du développement. La place croissante de la recherche et du développement dans les écoles pourrait cependant remettre la société au cœur du progrès technique.
Si les ingénieurs marocains sont désormais «chassés» en masse par des cabinets de recrutement pour le compte de sociétés étrangères plus particulièrement françaises, c’est aussi parce que leur formation, au Maroc, a évolué. Dans son article publié l’an dernier, dans la revue Savoirs, Linda Gardelle, chercheure et sociologue à l’Ecole Nationale Supérieure de Techniques Avancées (ENSTA) Bretagne, s’est intéressée à cette évolution et surtout à ses enjeux politiques.
«Le savoir transmis que l’on pouvait qualifier de généraliste, au service de l’État, qui faisait de l’ingénieur une figure très valorisée, accédant à des postes de responsabilité, n’est-il pas en passe de se transformer en savoir productif et utilitariste, dont la visée serait purement instrumentale ?», s’interroge Linda Gardelle.
Des formations calibrées pour les entreprises
Si le discours sur la nécessité pour les ingénieurs de servir au mieux les grandes orientations de l’État continue à être professer dans les écoles, le corpus des enseignements est devenu beaucoup plus technique. Désormais, les ingénieurs ne sont plus ces rares héros du développement du Royaume. 23 800 étudient aujourd’hui dans une école et 5000 sont diplômés chaque année, selon Linda Gardelle.
«Un des objectifs des différents programmes mis en œuvre est de former des ingénieurs bien au fait des réalités du monde industriel, directement opérationnels à la sortie d’école, et qui sauront accompagner les développements technologiques en cours. Les propos relevés lors de nos enquêtes sont révélateurs de cette approche que l’on pourrait qualifier de néolibérale, qui veut que la formation serve en premier lieu les besoins et la productivité des entreprises», souligne Linda Gardelle.
Si ce discours est très fort - il empreigne le contenu de la formation - il n’est pas totalement suivi d’effets. Ainsi, les connexions des écoles avec les entreprises restent souvent rares et les stages réduits au minimum. Par contre, les enseignements non-techniques dans lesquels pourraient s’inscrire une vision plus large du rôle de l’ingénieur dans la société, comme celui qui était le sien après l’indépendance, «relèvent généralement des sciences sociales appliquées ou de gestion» et obéissent avant tout à l’objectif de produire des acteurs adaptés au monde de l’entreprise.
«Le but est alors de servir la compétitivité des technopoles dans un contexte où le Maroc entend se positionner comme une destination offshore prometteuse pour des entreprises étrangères qui voudraient développer des activités délocalisées.»
La recherche pour garder l’utilité sociale des formations
Ce faisant, les écoles d’ingénieurs développent également des pôles de recherches et de développement. Ceux-ci leur permettent à la fois de répondre à l’injonction, très répandue, de produire de l’innovation et, en même temps, d’améliorer leur propre compétitivité par rapport à d’autres écoles d’ingénieurs dans un marché de l’enseignement supérieur concurrentiel et internationalisé.
«Le Maroc est un des rares pays de la région Moyen Orient Afrique du Nord à compter des établissements de formation qui intègrent la R & D à leurs objectifs principaux. […] En se concentrant sur des niches, l’Université internationale de Rabat (UIR) a, par exemple, breveté trois appareils à énergie alternative pour produire de l’énergie à usage domestique. La demande existe pour de tels dispositifs au Maroc et partout en Afrique», prévise Linda Gardelle.
Ainsi, alors que la formation des ingénieurs au Maroc offre de plus en plus une vision néo-libérale et utilitariste du métier, la R&D intégrée au sein de leurs écoles, sous les effets de cette même influence, pourrait venir redonner, paradoxalement, une valeur sociale à ces ingénieurs. Dans ses recherches, au-delà des discours conventionnels sur l’innovation, directement calqués sur ceux exprimés dans d’autres régions du monde, en Europe notamment, Linda Gardelle a découvert que beaucoup d’enseignants, de chercheurs et de directeurs d’école prônaient une vision de l’innovation «située» : il s’agira d’adapter des service et de produits technologiques inventés ailleurs aux conditions du Maroc, voire de l’Afrique.
«Cette approche vient interroger ce que l’on attend des ingénieurs, de ‘l’innovation’ ou plus simplement du progrès, dans nos sociétés. [Elle] permet de reconsidérer la vision technologiste qui domine en Europe [...] Cette démarche intellectuelle peut être à la source d’approches plus adaptées à la complexité du monde, plus respectueuses de l’humain ainsi que du social dans la diversité de ses configurations. Elle engage à revaloriser la dimension socio-technique du métier d’ingénieur», souligne Linda Gardelle. La R&D, telle qu’elle est pratiquée au Maroc permettrait ainsi de rendre aux ingénieurs le rôle social qui était le leur, de renouer avec l’idée du progrès.