En août 1955, quelques mois avant les premières actions de l’armée de libération survenues le 2 octobre de la même année, le Protectorat entama des négociations avec les partis politiques marocains. En effet, la France s’empressait de déjouer les plans du groupe de résistants basés à Tétouan, pour éviter une guerre de libération similaire à celle débutée en Algérie le 1er novembre 1954.
Ces discussions débutèrent avec le Parti de l’Istiqlal et celui de la Démocratie et de l’indépendance (PDI), qui avaient rejeté l’option de lutte armée, deux ans après l’exil de Mohammed Ben Youssef, sultan du Maroc de 1927 à 1957, puis roi de 1957 à 1961.
Les manœuvres de l'occupant français pour s’épargner la lutte armée
Les déclarations de Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi (1882 – 1963) depuis son arrivée au Caire en 1947 et la création du Comité de libération du Maghreb arabe à son initiative bouleversèrent les plans du Protectorat, obsédé par l’idée d’éviter un début de lutte armée. En effet, la France était certaine des engagements des partis à ne pas recourir aux armes. Cependant, elle redoutait l’action des résistants qui pourrait faire du Maroc le nouveau terreau d’une guerre de libération. Celle-ci aurait coûté énormément de moyens matériels et militaires à la France, au lendemain de son échec cuisant dans la Guerre d’Indochine (1946 – 1954).
Depuis la fin de cette guerre, le Protectorat tenta ainsi d’ouvrir le dialogue avec les partis et décida de remettre en liberté certains détenus. Ainsi, il poussa ces derniers à brimer les manifestants et les résistants. Des ex-détenus avaient également comme mission de mettre à sac les cellules secrètes armées, comme le décrivit Abdellah Senhaji dans ses mémoires.
Dans son intervention intitulée «La France et l’obsession du lancement d’une armée de libération au Maroc», le chercheur Mohamed Khouaja indique justement que la remise en liberté de membres du mouvement nationaliste était «une stratégie intelligente». Dans ce sens, il rappela que l’ancien Premier ministre français, Edgar Faure, constatait dans ses mémoires que «la majorité des dirigeants de l’Istiqlal fidèles à Mohammed Ben Youssef ne représentaient pas le courant violent ; on leur reprochait même leur flaccidité». Par ailleurs, Edgar Faure décrivait un membre de l’armée de libération comme «terroriste», puisque lors de son procès, ce dernier expliquait que «l’Istiqlal appelait souvent au calme», mais que le résistant était «lassé de ces paroles mielleuses» et «[décida] d’aller faire autre chose».
Même si la France était rassurée sur la position des partis politiques marocains, les zones montagneuses et les régions rurales lui inspirait de la crainte, surtout que nombre de résistants en désaccord avec la vision de ces formations élurent domicile dans ces zones-là. Dans son intervention, Mohamed Khouaja indiqua que «malgré les garanties des partis sur le cours des événements dans les villes qu’ils contrôlaient, les Français ne savaient guère ce dont les résistants retranchés dans les campagnes et les hauteurs étaient capables».
Dans ce contexte, Edgar Faure reconnut les difficultés auquel le Protectorat faisait face au Maroc, alors que le résident général se confronta au refus du ministre français de l’Intérieur, à qui il avait demandé un renforcement des troupes présentes dans le royaume. Il recourra ainsi à ses militaires présents dans les régions calmes pour investir les zones rurales, inoccupées jusqu’en août 1955, à l’image de Gueznaya, Metlassa, en plus des régions de l’Atlas telles qu’Azrou, Mrirt, Khénifra et Aït Ishaq.
Négociations d’Aix-les-Bains : Une solution à la crise du Protectorat entre les mains des partis
Les négociations d’Aix-les-Bains se déroulaient dans un contexte tendu. Cette période était en effet la dernière ligne droite pour l’armée de libération, mais elle constituait aussi le moment où l’action de certaines cellules dans l’Atlas fut révélée au grand jour, parallèlement au gain de force de l’armée de libération algérienne.
Après un appel à négocier, les autorités coloniales françaises diversifiaient leurs interlocuteurs au cours des rencontres tenues du 22 au 27 août 1955. Ainsi, la délégation marocaine avait une composition hétérogène de représentants des partis et de dirigeants, ce qui facilita la tâche aux négociateurs français qui posaient leurs conditions, dont la mise en place d’un Conseil de tutelle sur la monarchie. Les choses semblaient tellement à portée de main que l’on pouvait considérer que «la France menait un dialogue avec elle-même».
Selon Edgar Faure, plusieurs principes bénéficièrent d’un accord au cours des négociations d’Aix-Les-Bains :
- Le départ d’Ibn Arafa
- La mise en place d’un Conseil des gardiens du trône
- La constitution d’un gouvernement marocain au retour de Mohammed V
- Le retour de Mohammed V en France à une date non définie
La France était réjouie des résultats de ces pourparlers, notamment après avoir écouté le discours éloquent en français d’Abderrahim Bouabid, tel que rappelé par Mohamed Khouaja qui évoquait «une grande garantie pour la France de la part de personnes qui exprimaient le génie de cette langue».
A noter que ces négociations ne se saisirent pas en substance de la question de l’indépendance, ce qui suscita chez Abdelkrim el-Khattabi un rejet de ce processus à plusieurs reprises en redoutant ses conséquences négatives. Ce processus fut également défini par Mehdi Elmanjra comme «une trahison». Cependant, les rencontres se succédèrent, donnant lieu à la signature d’accords entre la France et le Maroc dont le contenu, hormis de brèves déclarations, resta assez méconnu.
La France face au danger imminent
Les mémoires d’Edgar Faure laissaient découvrir les manœuvres de la France pour la destitution d’Ibn Arafa, afin de calmer les Espagnols qui lui reprochaient de ne pas les avoir informés sur l’exil de Mohammed V. L’idée était également de coordonner les efforts entre les deux forces coloniales, afin d’étouffer l’émergence d’une lutte armée dans le nord, occupé par les Ibériques. Ils pressentaient cependant le «danger imminent» que pouvait constituer la destitution d’Ibn Arafa, à l’aube du mois de septembre 1955.
En effet, le Protectorat français était face à un grand dilemme. D’un côté, les autorités coloniales menaient une course contre la montre afin de faire avorter le lancement des actions de l’armée de libération marocaine, considérant que la révocation d’Ibn Arafa précipiterait cette escalade. De l’autre, selon Mohamed Khouaja, le Premier ministre français Edgar Faure arriva à la conclusion que les Français devaient compter sur les partis politiques marocains pour éloigner cette «menace imminente».
Mais puisque les partis marocains étaient «sous l’aile du Protectorat», ce dernier était plutôt hanté par la menace réelle que constituaient les poches de résistance dans les zones reculées, susceptibles même ébranler les accords d’Aix-Les-Bains. Pour calmer la situation, les Français organisèrent le 26 septembre la visite d’un haut responsable de la présidence de la république, en compagnie de Pierre Boyer de Latour du Moulin (résident général de 1955 à 1956), à Bourred, Aknoul et Tizi Ousli, promettant des réformes futures.
Prétextant un accord avec les Algériens pour une action armée dans la région de Tétouan, contrôlée par l’Espagne, le Protectorat français militarisa les frontières étendues jusqu’à Ouezzane, Guercif et Berkane. Les bases françaises connurent une accumulation des troupes sans précédent, de peur de voir ces régions devenir les première zones où se lancerait une guerre de libération. Après des rumeurs sur l’existence de poches de résistance similaires à Gueznaya et dans le Moyen Atlas, la surveillance au niveau des routes s’accentua.
Des conseillers et des informateurs furent également mobilisés par des agents des Affaires civiles dans les douars. Peu avant l’attaque visant Tadi, le gouverneur de Bourred tentait de s’enquérir sur les liens de certaines personnes. Il convoqua également le cheikh Mohamed Massoud Ababou et échangea avec lui jusque tard dans la nuit à propos des rumeurs qui circulaient. Ce qui confirma la forte présence de mouchards dans ces tribus était la trouvaille de Fqih Abdelaziz, commandant de l’attaque de Bourred, qui découvrit le journal d’un capitaine ayant fui de son domicile. Le cahier était une mine d’or d’informations, recelant plusieurs photos d’informateurs et des renseignements les concernant. Abbas Messaâdi reçut cette découverte importante, mais sans en révéler le contenu, perdu tel un secret éternellement caché, comme le rappela l’intervention de Mohammed Khouaja sur la base des mémoires d’Abdelaziz Akdad.
La vigilance de l’armée de libération à garder secrets tous ses mouvements permit de déjouer les manœuvres des informateurs qui ne virent pas venir l’attaque de Bourred, contrairement à la situation à Tizi Ousli. Là-bas, l’information remonta la veille du 1er octobre, poussant le représentant français à rassembler moyens humains et logistiques dans des grottes servant à anticiper la frappe des résistants. La date de l’attaque à Marmoucha fuita également, ce qui n’empêcha pourtant pas l’attaque de réussir.
Les manœuvres du groupe de Tétouan
Pendant de longs mois, les membres de ce groupe restèrent à Tétouan sans passer à l’action, malgré la disponibilité des armes via le bateau «Dina» depuis le 30 mars 1955. Ils tentèrent même de mettre fin à la lutte armée et soulignèrent leur priorité aux négociations, allant jusqu’à accuser Abbas Messaâdi d’être impulsif.
Dans son livre «Abbas Messaâdi, l’arbre qui cache la forêt de l’armée de libération», Mohamed Khouaja relaya des courriers du résistant, où ce dernier exhortait le groupe de Tétouan de mener des actions concrètes en première ligne de front. A travers ces correspondances, il affirmait que la lutte pour l’indépendance nécessitait cette présence sur le terrain, notamment à Nador où furent lancées des opérations armées, à l’abri des mouchards présents à Tétouan où ils surveillaient tous les déplacements des résistants.
Le 10 août 1955, près d’un mois et 22 jours avant la révolution du 2 octobre 1955, Abdelkrim El Khatib adressa à Abdellah Senhaji le message suivant : «Monsieur Abdellah, je vous prie de vous rendre à Tétouan jeudi pour assister à la première réunion prévue vendredi matin. Nous comptons sur votre présence, accompagné du frère Abbas et muni de toute la comptabilité et des livrets de contacts que vous avez, ainsi que de ce qui vous reste comme ressources financières.»
Au lieu de répondre aux besoins des dirigeants du centre de Nador en envoyant un nombre suffisant de cadres et de dirigeants pour participer aux actions sur le terrain aux côtés d’Abbas Messaâdi et d’Abdellah Senhaji, le groupe de Tétouan se distingua par des manœuvres douteuses, dans une période difficile où la guerre de libération était bien engagée, sapant ainsi les efforts des autres membres de l’armée résistante.
Dans ses mémoires, Senhaji considérait qu’une conspiration se fomentait contre les projets de l’armée de libération et visait à détruire cette œuvre alors en gestation. Par exemple, à l’arrivée d’Abbas Messaâdi à Tétouan, celui-ci contacta Ghali Laraki pour lui annoncer qu’il lui rendrait visite. Laraki répondit qu’il serait pris par la comptabilité du magasin où il travaillait et Abbas Messaâdi découvrit plus tard avoir été écarté de la cellule armée de Nador. Il fut également emprisonné pour avoir exprimé son opinion sur l’organisation tétouanaise qu’il trouvait nonchalante, avant de pouvoir retrouver ses compagnons de lutte dans l’Atlas et leur affirmer que la guerre de libération allait commencer inéluctablement.
Le groupe de Tétouan revint effectivement sur son engagement actif au sein de l’armée, laissant Abdellah Senhaji assumer seul la responsabilité sans l’aide d’Abbas Messaâdi, qui fit un retour triomphal à Nador. Dans l’ouvrage précité de Mohamed Khouaja, ce dernier se demanda «comment se fit-il que tout fut délégué à Senhaji, sachant que son rôle se limitait purement à la gestion administrative et que l’organisation militaire, les communications et les déplacements sur le terrain relevaient de la compétence d’Abbas Messaâdi ?». Le groupe de Tétouan ne tint pas non plus ses promesses de fournir des armes aux cellules de l’armée de libération, comme indiqué dans la cinquième partie de cette série.
Les mouvements intenses d’Abbas Messaâdi pour le lancement de l’armée de libération
Commentés par Mohamed Khouaja dans son livre, les mouvements d’Abbas Messaâdi s’intensifièrent depuis son retour à Nador jusqu’au début officiel des actions de l’armée de libération, le 2 octobre 1955. En effet, il se déplaçait beaucoup entre «les entrainement des résistants, la maison d’Omar Achahboun dans la contrée de Qassita depuis laquelle il donnait les instructions nécessaires et Tlat Azellaf, point de rencontre avec ses camarades de Tizi Ousli et Aknoul, mais aussi Aïn Zoura où il retrouvait les militants de la région de Mezguitam, de Meghraoua et de Saka». Le résistant se rendait également près de Melouya où il s’entretenait avec les meneurs de cette révolution à Berkane. Quant à la ville de Nador, elle représentait le point de réunions avec des représentants du mouvement dans le Moyen Atlas et ses tribus de Marmoucha ou encore Aït Ourayne.
De plus, Abbas Messaâdi répartissait les rôles et veillait à la préparation physique et morale des combattants. Il responsabilisait également ceux restés à Nador en les faisant participer au nettoyage et à l’entretien des armes, ainsi que leur transport jusqu’aux lieux d’entrainement. Le résistant effectua également plusieurs tâches liées à la coordination avec les différents noyaux de l’armée de libération et constitua de nouveaux centres à cet effet, notamment pour améliorer la communication entre les membres issus des différentes régions entre le nord-est et le Moyen Atlas.