A l’origine était le kif. «Après avoir produit du kif pendant près de cinq siècles, les cultivateurs de Ketama au Maroc ont commencé à produire du haschich pendant les années 1960 », raconte Kenza Afsahi, maître de conférence en sociologie de la déviance à l’Université de Bordeaux, spécialiste du marché mondial du cannabis dans son article «Kétama et Amsterdam : passeurs et développeurs de savoir dans la production de Haschich», parue au Presses de Sciences Po en 2017. Les changements qu’a connus la culture du cannabis au Maroc depuis lors sont liés à l’introduction d’innovations par des acteurs de ce réseau commercial mondialisé.
« Les premiers acteurs transnationaux de la circulation des savoirs lors de cette période seraient les hippies, ces jeunes voyageurs de la 'contre-culture' des années 1960 et 1970, essentiellement américains et européens. […] Au milieu des années 1960, certains hippies ont fait le voyage à Ketama. Selon nos interlocuteurs, ils ont véhiculé des informations sur les techniques de transformation du cannabis en haschich apprises lors de leurs précédents voyages au Liban ou en Afghanistan. Ils ont aussi formulé des préférences et ont rencontré des paysans ouverts à expérimenter de nouvelles techniques », raconte Kenza Asfahi. A l’époque, les Rifains ne connaissaient que le kif, une variété locale de cannabis, pour le sécher, puis le fumer avec du tabac. Il est d’abord destiné à une consommation familiale et nationale. Ils découvrent à cette époque progressivement la transformation du cannabis en résine : le haschich.
Aux origines du haschich marocain : l’Algérien Mustafa
«Des marchands algériens, des professionnels à la recherche de nouveaux espaces de culture du fait de l’interdiction de la production de kif dans leur pays, auraient également joué un rôle important dans la diffusion du savoir de l’extraction de la résine. […] Ainsi, Aslama Chai Chai, natif de Ketama, raconte que même si des Occidentaux et des locaux produisaient déjà du haschich, ce serait l’Algérien Mustafa qui aurait le premier fabriqué du haschich en quantité industrielle. Ayant appris à extraire la résine au Liban, pendant dix à douze années, il a participé à chaque moisson à Ketama et exportait son haschich vers l’Algérie », explique Kenza Afsahi. Forts de ce nouveau savoir-faire, mis en contact avec une demande mondiale florissante, les Ketamas vont se mettre eux aussi à exporter et visent en particulier les Pays-Bas.
«Beaucoup de Marocains, souvent d’origine rifaine, y ont ouvert des coffee shops [où se vend légalement le cannabis, ndlr]. Certains établissements portent des noms faisant référence au Maroc. Par exemple, dans la toute petite ville de Gouda, c’est le cas de 3 des 7 coffee shops : Atlas, El Hoceima, Bar Maroc.»
Les Pays-Bas, justement, vont accueillir à partir des années 80 une profession née une vingtaine d’années plus tôt en Californie : les breeders, des semenciers spécialisés dans les variétés de cannabis qu’ils importent de Colombie, de Thaïlande, du Mexique ou de Jamaïque et hybrident aux Etats Unis. «Au début des années 1980, l’administration Reagan charge la police fédérale d’augmenter la répression contre les producteurs de cannabis», selon la chercheure. L’activité des breeders américains se délocalisent alors aux Pays-Bas où le cannabis est dépénalisé depuis 1976. Depuis, ils font le tour du monde pour localiser et récupérer de semences originelles avant de les hybrider en laboratoires.
Des banques de graines mondiales
Parmi eux, la Green House Seed Company, fondée par le Néerlandais Arjan Roskan, est l’une des plus grandes banques de graines de cannabis d’Amsterdam. La société possède également une chaîne de coffee shop où se vend du haschich. «En 2012, le coffee shop Green House présentait à la High Times Cannabis Cup d’Amsterdam, la Sharkberry Cream, une résine élaborée au Maroc à partir d’un hybride, mais qui a bénéficié des savoir-faire ancestraux. Cette résine a partagé le prix dans la catégorie Import Hash (haschich importé) avec deux autres concurrents», souligne Kenza Afsahi. Cette société néerlandaise produit également des reportages où l’on voit le fondateur et ses plus proches associés parcourir le monde à la recherche de nouvelles variétés. «Un reportage réalisé en 2010 par Strain Hunters […] montre que les breeders entretiennent des liens avec des cultivateurs marocains et des relais sur place», souligne Kenza Afsahi
Des liens entre intermédiaires, breeders et cultivateurs rifains serait né, «un espace «laboratoire», un village situé en marge de l’espace historique de culture», rapporte la jeune chercheure. «Nous ? Tout est sorti de chez nous, tout commence ici [...] celui qui veut introduire quelque chose il l’essaie ici [...] parce que drari (les intermédiaires) [...] chaque année ils apportent quelque chose de nouveau de bera (étranger), drari ont leurs amis (réseaux) là-bas, après on la distribue ici dans le village, elle se diffuse, il y a aussi ceux qui viennent apprendre ici, prendre de l’expérience et après tout ça se diffuse», a expliqué un cultivateur marocain à Kenza Afsahi. C’est ainsi que les semences nouvelles au nom évocateur se sont succédées. La khardala, aussi appelée berraniya, a remplacé la variété pakistana introduite dans le Rif au début des années 2000. Aujourd’hui, la khardala est concurrencée par la gaouriya et d’autres semences. A chaque fois, la nouvelle variété offre un meilleur rendement et un taux de THC (substance psychotrope) supérieur à la précédente.