Dans le Rif des années 1920, la résistance armée dirigée par Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi constitua une continuité de l’action des tribus rifaines, portée par Cherif Mohamed Ameziane avant. Ce mouvement enregistra moults victoires avant de déposer les armes, en mai 1926. Depuis cette date, le Protectorat français (dans le centre) et la colonisation espagnole (au nord et au sud) pillèrent les différentes régions du pays, tout en affirmant leur contrôle sur les derniers bastions de la résistance armée et en limitant l’influence du Mouvement national, surtout le parti de l’Istiqlal ainsi que celui de la Démocratie et de l’indépendance (PDI).
21 ans d’exil de Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi sur l’Île de la Réunion s’écoulèrent ensuite. Mais son arrivée en Egypte, en 1947, annonça une nouvelle étape dans la résistance, nourrissant plus que jamais les espoirs d’une indépendance. En témoigna l’ouvrage «Les mouvements de la résistance dans le Maghreb arabe» (cinquième édition, 1993) d’Allal El Fassi, membre fondateur de l’Istiqlal. Celui-ci décrivit «la liesse des musulmans d’Inde, de Chine, d’Amérique, d’Afrique et d’Australie, qui accueillirent la nouvelle de la libération du héro rifain par des télégrammes de félicitations pour exprimer leur solidarité avec le peuple marocain».
Cité dans «Abdelkrim el-Khattabi, l’histoire assiégée» d’Ali El Idrissi, le résistant El Hachmi Abdessalam Taud indiqua que le retour de l’émir marqua «un tournant dans la lutte des peuples maghrébins contre les occupants français et espagnols». L’occasion, selon lui, d’«une renaissance de la lutte armée marocaine».
Quant à Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi, il exprima sa détermination à continuer ses actions contre l’occupation, non seulement au Maroc mais dans le monde entier. Pour se faire, il ne tarda pas à reprendre contact avec les résistants à travers la région, avec l’ambition d’unifier les luttes entre le Maroc, l’Algérie et la Tunisie et vaincre l’hégémonie coloniale.
Unifier les luttes régionales
Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi créa le Comité de libération du Maghreb arabe (CMA), qui publia son manifeste le 9 décembre 1947. Ce texte fondateur du CMA fut signé par nombre de leaders régionaux. Au Maroc, il regroupait des leaders du parti de l’Istiqlal, dont Allal El Fassi Ahmed Benlemlih, Mohamed Larbi El Alami, Abdelhay Laraki et Nasser El Kettani du PDI, Abdelkhalek Torres et Mohamed Ahmed Ben Abboud du Parti de la réforme nationale, ainsi que Mohamed El Yamani Naciri de l’Unité marocaine. La Tunisie fut représentée par Habib Bourguiba et Habib Thamer du Néo-Destour, Cheikh Mohey Eddine El Kelibi de l’ancien Destour, et l’Algérie par Chadli Mekki, Seddik Saïdi et Fadil Ouertlani du Parti du peuple algérien (PPA). Quant à la direction du Comité, elle fut assurée à l’émir rifain.
Début janvier 1948, ce dernier publia un appel de mobilisation, qui bénéficia également de la signature de plusieurs leaders politiques régionaux. En effet, el-Khattabi portait tous ses espoirs sur l’engagement des signataires du texte fondateur du CMA pour éradiquer la présence coloniale dans les trois pays. Cependant, il se confronta aux dirigeants partisans marocains qui n’adoptaient pas les mêmes idées concernant la lutte armée, bien qu’ils eussent signé un pacte.
L’Istiqlal créa même un conseil disciplinaire qui se chargea de poursuivre tout militant engagé dans des actions armées et critiqua ouvertement Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi, comme le fit notamment Abdellah Senhaji. Ancien membre fondateur du parti, celui-ci argua dans ses mémoires que ces usages étaient dépassés. Autant de faits qui réfutèrent les affirmations de ces instances sur leur contribution dans l’édification d’un mouvement armé marocain, selon l’ouvrage de Mohamed Khouaja, «Abbas Messaâdi, l’arbre qui cache la forêt de l’Armée de libération», citant un rapport du 4 novembre 1955 publié dans le numéro 20 du magazine «L’Histoire du Maroc».
Ces divergences accélérèrent le retrait des dirigeants marocains et tunisiens du CMA qui défendaient plutôt l’option de la négociation avec les Français, selon l’ouvrage d’Ali El Idrissi. Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi continua pourtant son combat, en intégrant notamment les Marocains ayant participé à la guerre de Palestine en 1948. Il limita ensuite le nombre des membres du CMA, de manière à conserver un noyau dur qu’il s’occupa de former militairement en Egypte, en Irak et en Syrie, en concertation avec des responsables dans chaque pays.
La préparation à une révolution armée
La première promotion constituée de sept étudiants arriva en Irak, le 17 octobre 1948. La seconde fut reçue à Bagdad, le 17 novembre 1950. A l’issue de ce cursus, les jeunes formés se retrouvèrent autour de l’émir en Egypte, où ils furent dès 1951 au service du CMA sous la supervision directe d’El-Khattabi. Celui-ci les entraîna dans un camps militaire non loin du Caire, selon les récits parus dans «Dossiers de l’histoire du Maroc» (2 juillet 1996).
Par ailleurs, la mission de créer les conditions favorables à la naissance d’une armée de libération unie fut confiée à ces militaires formés, qui partaient en mission dans les différents pays du Maghreb. Dans ce sens, El Hachmi Taud expliqua que «le voyage vers la Tunisie, l’Algérie et le Maroc s’effectuait à pieds, avec Hammadi Laâziz», qui fut chargé par El-Khattabi d’assurer la coordination entre les noyaux présents dans chaque pays, afin de préparer les instances partisanes à une révolution maghrébine armée. Selon les mémoires de ce membre de l’armée, l’opération était appelée «plan de consommation de foin» vu les conditions difficiles où elle fut menée.
Au Maroc, en Algérie et en Tunisie, Hammadi Laâziz et El Hachmi Taud purent organiser des rencontres avec les leaders des partis politiques, dont le Marocain Abdelkrim Ghellab. Un témoignage de Hammadi Laâziz, repris dans l’ouvrage d’Ali El Idrissi «Abdelkrim El Khattabi, l’histoire assiégée» (pp. 222 – 223), rapporta que ces réunions s’axèrent sur trois questions principales :
«Si une lutte unifiée dans tout le Maghreb arabe venait à être, qu’en serait votre position ? Adhéreriez-vous à l’initiative ? Si oui, quelles seraient vos exigences politiques, militaires, administratives et logistiques ?»
Selon le même livre (p. 42), Abdelkrim Ghellab répondit ainsi : «Sa majesté le sultan Mohammed Ben Youssef nous a convoqué à son cabinet pour nous informer qu’il était en négociation avec le gouvernement français pour l’indépendance partielle du Maroc et nous a demandé de le soutenir dans sa démarche, ce à quoi nous avons répondu positivement.» Et d’ajouter : «Le parti de l’Istiqlal aspire à une indépendance totale, mais nous soutenons le sultan dans ses négociations, qui seront un premier pas dans ce sens.»
A Casablanca, les envoyés de l’émir prirent contact avec Ahmed Bensouda, directeur du journal «Arra’ye» et membre du bureau politique du PDI, qui fut absent à deux reprises, même en choisissant l’heure du rendez-vous. C’est ainsi que lesdites formations «furent éloignées de ce processus, dans l’esprit du manifeste du CMA» et que l’émir compta plutôt sur «des personnes à titre individuel, tels qu’Abbas Messaâdi, Mohamed El Basri, Abdelouahed Laraki, Mohamed Belhaj, Mohamed Hajji, El Ghali Taud, Mohamed Ben Zidane, Abdesslam Lakhmar et Ouahbi Benjelloun», selon le récit d’Ali El Idrissi (p. 203).
Dans cette période, El-Khattabi recevait nombre de Marocains qui venaient lui rendre visite, sur leur route pour le pèlerinage de la Mecque. Issus de la région d’Agueznaya, certains demandaient son aide, tels qu’Omar Riffi Aberqi, Abdesslam Ben Haddou Taghlasti, Haj Omar Akhayat, ou encore Haj Abdellah Mechdoud Zekriti, selon l’ouvrage «La guerre de libération du Rif et les étapes de la lutte» (vol. 1, p. 20) d’Ahmed Belayachi. Avant son assassinat, le martyr Omar Riffi Aberqi rapporta ce qui était venu dans cette rencontre, citée par Ali El Idrissi :
«Il nous a demandé ‘pourquoi vous ne combattez pas les Français ?’. Nous lui avons répondu que nous étions ‘prêt à le faire’, mais que l’armement nous manquait. Il dit alors : ‘l’armement, prenez-le des dépôts de votre ennemi’.»
Cependant, cette version des faits ne serait pas unique, puisque d’autres évoquèrent la responsabilité de Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi sur l’armement acheminé aux résistants par bateau. Selon d’autres encore, l’émir n’accepta de l’Egypte que le soutien moral et matériel, la gestion des questions armées étant du ressort des cellules clandestines de l’Armée de libération. Dans un discours daté de mars 1954 et cité dans l’ouvrage de Mohamed Khouaja, il s’adressa ainsi aux Egyptiens :
«A nos frères égyptiens, nous ne demandons que de fournir armes et moyens financiers. Quant aux étapes de la révolution et aux actions à exécuter, elles sont du ressort des rebelles de l’Afrique du Nord.» Ce discours traduisit à quel point Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi tenait à l’indépendance du fonctionnement de l’Armée de libération et de l’autonomie de celle-ci dans la gestion de ses affaires, à l’image de celle mise en place par el-Khattabi dans le Rif, entre 1921 et 1926.
D’un autre côté, peu de sources purent retracer les déplacements des étudiants marocains en Egypte, en Syrie et en Irak sous la supervision de l’émir, en l’absence d’écrits de membres de l’armée qui les encadraient. Ceci dit, el-Khattabi suivait de près l’évolution de la situation politique et militaire de son pays, en envoyant ses hommes pour s’enquérir de la réalité des choses, comme cité dans les mémoires d’Abdelaziz Akdad.