En mars dernier, la chute d’une grue sur un chantier de construction à Sidi Moumen (Casablanca) avait fait deux morts. En avril dernier, un accident similaire sur la rue Al Fourate (Casablanca) a impacté les résidences voisines. Au début de ce mois d’octobre, ce sont les parois d’un chantier de construction sur l’avenue Annakhil de Rabat qui se sont effondrées, menaçant in extremis les immeubles alentour.
En plus des responsabilités qui restent souvent non définies malgré les enquêtes, ces cas rappellent que les conditions de travail sur beaucoup de chantiers au Maroc représentent une menace directe pour la vie des ouvriers voire même des riverains. Certains dénoncent la corruption ou la vénalité de certaines entreprises de BTP, tandis que d’autres tiennent pour responsables le ministère de tutelle qui aurait relâché les contrôles sur la sécurité desdits chantiers.
Un laxisme sur le contrôle des machines
Contacté par Yabiladi, Hatim Jaadour, ingénieur d’Etat, affirme assister très souvent à des accidents de chantiers. «On ne les voit pas tous sur Facebook, mais depuis les deux ou trois dernières années, j’ai été témoin d’un nombre considérable d’accidents, dont la plupart sont des chutes de grue», nous explique-t-il. Le cadre légal relatif à l’état des engins de construction y est-il pour quelque chose ? L’ingénieur n’écarte pas cette possibilité, puisque des changements ont été opérés à ce niveau, rallongeant la durée de vie légale des appareils de levage, les grues en l’occurrence.
«Avant 2012, la loi relative aux engins de construction comme les camions, les grues et les tracteurs n’autorisait pas les entreprises ou les loueurs à acheter depuis l’Europe des grues mobiles automotrices dépassant dix ans d’âge. L’idée était de na pas importer de la ferraille car si ce matériel a déjà dix ans d’âge, c’est problématique au niveau de l’état de la sécurité des chantiers marocains.»
Dans ce sens, cette loi a changé en 2012 pour devenir plus exigeante et limiter à 5 ans l’âge des appareils d’occasion importés. Sauf que deux ans plus tard, rétropédalage sous la pression de l’Association marocaine de levage et de manutention (AMLM). En effet, celle-ci a organisé un intense lobbying auprès du ministère de l’Equipement et du transport, pour imposer un amendement au texte. Contacté par Yabiladi, Hamid Boubdi, président de l’AMLM, a refusé de répondre à nos sollicitations. En vertu de cette réforme, l’âge des grues d’occasion achetées depuis l’étranger est désormais passé de 5 à 15 ans.
«En Algérie par exemple, les grues mobiles d’occasion sont formellement interdites», souligne encore Hatim Jaadour, rappelant la chute d’une grue sur la rue Socrate à Casablanca, qui a fait deux morts en 2016. L’ingénieur nous confie que la plupart de ces accidents sont justement dus à «des problèmes de contrôle et à des défauts de maintenance, surtout lorsque les clients veulent optimiser la rentabilité en surdimensionnant le format des grues sur papier».
Si l’âge des machines pose un souci de sécurité sur les chantiers, Hatim Jaadour tient à préciser que ce n’est pas le facteur unique derrière les accidents. «Le contrôle des mesures de sécurité n’est pas méticuleux, les entreprises laissent faire et on se retrouve avec des drames», déplore-t-il. «Sur les gros chantiers des multinationales, avant de penser à la rentabilité, le slogan est ‘zéro accident de travail’», ajoute encore l’ingénieur qui nous explique avoir «travaillé sur des chantiers où les clients font signer des documents dans ce sens, tandis que d’autres entreprises ou responsables de projets ne considèrent pas cette question comme prioritaire».
Définir clairement les responsabilités
Mohamed El Kortbi, gérant du Laboratoire des matériaux et génie civil, insiste dans ce sens sur la réglementation du mouvement des grues. «Avant la montée, il faut effectuer une étude géotechnique sur le sol où elle sera posée et le monteur doit être agréé», explique-t-il en soulignant l’impératif d’«avoir le visa d’un bureau de contrôle agréé par le service des mines avant toute utilisation, car théoriquement, il doit y avoir un contrôle après chaque mouvement».
«Parmi les pièces demandées par l’architecte pour l’ouverture d'un chantier, il faut une attestation de la stabilité de la grue», souligne de son côté Samir Mnebhi Loudyi, président du Conseil régional des architectes de Rabat-Salé Zemmour-Zaër.
«Quand on installe une grue, il y a tout un processus à suivre. Le socle doit être bien choisi par l’architecte et techniquement vérifié par le bureau de contrôle. Ensuite, il y a la responsabilité de l’entreprise, le chef de chantier doit quotidiennement vérifier que la grue est bien libérée. A cet effet, l’architecte doit exiger une assurance et la fiche technique de la grue.»
«Ce n’est pas logique de hausser cette durée de vie de 5 à 10 ans car cela impactera certainement la sécurité des chantiers», estime Samir Mnebhi Loudyi, commentant l’inclusion depuis 2014 des grues mobiles dans la listes des appareils achetés avec 15 ans d’âge. En cas d’accident sur le chantier, l’architecte rappelle par ailleurs l’importance de définir les responsabilités, «conformément à la loi 07.17 qui est une circulaire conjointe des ministères de l’Intérieur et de l’Habitat, étayant la loi 70.12 par un décret d’application».
Ce texte, comme l’explique Samir Mnebhi Loudyi, «définit les exigences à respecter dans le cahier de chantier», qui est «livré par le conseil des architectes après dépôt du dossier complet par l’architecte responsable qui doit tout noter dessus». Encore faut-il que l’architecte ouvre le chantier officiellement. «Si le chantier n’est pas ouvert de manière officielle, la responsabilité de l’architecte n’est pas enclenchée, surtout qu’il existe des promoteurs ou des particuliers qui retirent cette autorisation pour commencer les travaux le lendemain», ajoute encore le président du Conseil régional.
Dans ce contexte, des zones d’ombres entourent encore la responsabilité des différents acteurs, notamment dans la chute des parois d’un chantier à Hay Riad (Rabat). Selon Samir Mnebhi Loudyi, celui-ci «a été ouvert sans prévenir l’architecte».
«La profession du creusement doit être organisée et que celles qui sont spécialistes aient un agrément spécial. C’est notre principale revendication aujourd’hui car seul cet agrément prouve que vous êtes qualifié. Actuellement, il s’agit d’une licence à renouveler. Si ce processus est organisé, l’entreprise qualifiée ne pourra commencer les travaux sans les ordres de l’architecte.»
Samir Mnebhi Loudiyi explique encore que «l’architecte doit s’assurer qu’il y a un bureau de contrôle pour établir un schéma de creusement» conforme aux aspects techniques qui lui sont liés. En l’absence de ce dispositif, l’architecte et le maître d’ouvrage peuvent arrêter le chantier.