«De nos jours, le seul moyen de vivre au Maroc est de se souvenir constamment que le monde est encore plus repoussant ailleurs.» C'est par ces mots que Paul Bowles (1910 – 1999) se confiait à son ami écrivain William Burroughs (1914 – 1997) dans une lettre datant de 1963. À cette époque, Bowles avait déjà exploré plusieurs régions du Maroc, notamment le Sahara, qu'il avait pris le temps de parcourir, la ville de Fès, où il espérait s'installer, mais surtout Tanger, où il passa la majeure partie de sa vie.
Dans cette correspondance, Paul Bowles expliquait cependant qu'il n'avait jamais envisagé de s'établir dans cette citadelle. À l'image des écrivains de la Beat Generation, dont il était une figure emblématique, l'auteur américain se sentait plus proche des peuples luttant contre la colonisation. L'œuvre de ses pairs, dont William Burroughs, critiquait le puritanisme et le conformisme américains au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (1939 – 1945).
Depuis les années 1930, Paul Bowles et ses amis percevaient déjà les signes d'un essoufflement de la société américaine. L'artiste ne s'accommodait guère de ce rythme où l'industrialisation et la consommation finissaient par aliéner l'humain et saper ses valeurs.
Paul Bowles à Tanger / Travels, collected writings (1950 - 1993)
Le tour du monde en musique
Musicologue de formation, Paul Bowles voyageait beaucoup, à la recherche de mondes encore épargnés par cette hégémonie industrielle, notamment sur le plan artistique. Il était en quête de nouveaux sons et de compositions à expérimenter, ce qui l'amena à sillonner l'Amérique latine. Il documenta ses passages au Mexique et à Cuba, puis se laissa entraîner jusqu'aux Indes. Il visita Paris, découvrit Oran et le Maghreb, s'émerveillant de tout ce qu'il voyait. Paul Bowles, tel un éternel nomade, voyageait dès qu'il le pouvait.
C'est ainsi qu'en 1931, il séjourna dans plusieurs villes européennes. À Paris, il rencontra le cinéaste Jean Cocteau (1889 – 1963) et le compositeur américain Virgil Thomson (1896 – 1989). C'est également dans la capitale française que son amitié avec l'écrivaine et dramaturge Gertrude Stein (1874 – 1946) se renforça.
En juillet de la même année, lors d'une soirée entre amis réunissant Paul Bowles et Gertrude Stein, cette dernière lui suggéra de se rendre au Maroc. Selon elle, le jeune musicologue y découvrirait une mine d'or culturelle, riche en rythmes musicaux variés à étudier de plus près.
Paul Bowles se rendit donc à Tanger pour la première fois de sa vie. Il tomba immédiatement sous le charme de cette ville du nord et fut déterminé à revenir. Ce n'était que le début d'un séjour qui allait durer plus d'un demi-siècle, influençant la majeure partie de ses œuvres artistiques et littéraires.
Un déclic artistique
Lors de son premier passage à Tanger, l'écrivain ne resta que trois mois. Mais en 1933, il revint pour un séjour plus long, accompagné cette fois-ci de l'écrivain et photographe Charles-Henri Ford (1913 – 2002). Par la suite, Paul Bowles quitta la citadelle pour explorer d'autres contrées. Au fil de ses voyages et rencontres, il fit la connaissance de l'écrivaine Jane Auer (1917 – 1973), qu'il épousa en 1938.
Il revint à Tanger après la Seconde Guerre mondiale, accompagné de sa conjointe. Jamais Paul Bowles n'avait résidé plus de six mois au même endroit, lui qui enchaînait jusque-là les voyages aux quatre coins du monde. Mais à Tanger, cette situation changea.
Jane et Paul Bowles saluant leurs voisines dans la Médina de Tanger / Ph. Travels, collected writings (1950 - 1933)
Dans l'ouvrage Conversations with Paul Bowles, cosigné avec Gena Dagel Caponi, des extraits de correspondances de l'auteur éclairent sur les raisons de cette sédentarisation inattendue. En 1947, année où il s'installa avec Jane à Tanger, il expliquait à Charles-Henri Ford les raisons de ce premier long séjour :
«Je n'ai jamais songé à rester à Tanger pour une durée indéterminée. Mais je m'y suis laissé vivre sans raison précise. Peut-être parce qu'ici, on peut facilement subvenir à ses besoins, que la vie n'est pas chère et que voyager devient tellement laborieux… Justement, ma principale raison de rester serait le fait que je n'aie plus l'énergie d'empaqueter mes affaires à chaque fois, de me déplacer ailleurs très souvent.»
Place Amrah dans la Médina de Tanger, près de laquelle Paul Bowles acheta une maison traditionnelle en 1947 / P.B in Travels, collected writings
C'est ainsi que le hasard fit de Tanger une nouvelle demeure pour Paul Bowles et un véritable repère artistique pour son œuvre. Là-bas, il écrivit des nouvelles avec Jane, produisit des enregistrements sonores, traduisit des textes et des ouvrages, et rencontra les maîtres de Jajouka, dont il documenta le patrimoine.
En revanche, c'était à cette époque que Paul et Jane devinrent plus des colocataires et des partenaires de travail que véritablement un couple. Paul Bowles vivait son homosexualité ailleurs, et Jane en faisait de même. Leur relation, déjà tendue, se détériora davantage lorsque l'écrivain décida la même année d'acheter une maison à la Casbah, de la partager avec le producteur de théâtre Oliver Smith (1918 – 1994) et d'inviter Jane à «venir y vivre». Par ailleurs, Tanger devint le centre de la majorité de ses productions, tant littéraires qu'artistiques…
(G. à d.) Oliver Smith, Jane et Paul Bowles à New York, le 23 mai 1947 / Ph. Irving Penn (1917 - 2009)