L’exposition Femme gravée donne à voir les installations de cinq artistes : Maha Mouidine, Moulay Youssef El Khafaï, Nour Eddine Tilsaghani, Marouane Bahrar et Wassim Ghozlani.
Sous la direction de Maha El Madi, comissaire de l’exposition, la thématique du tatouage est déclinée en réalisations de poterie avec des femmes de la région, dans le cadre d’ateliers organisés par Dar Bellarj, en gravure sur métal pour rappeler que ce tatouage est d’abord une gravure sur peau, en installation montrant comment ces signes sont intégrés à la tapisserie, ou encore dans un format visuel apportant un regard croisé à l’évolution de cet usage entre le Maroc et la Tunisie.
Une écriture sur peau
Tradition millénaire et préislamique, le tatouage a été utilisé par nombre de nos aïeuls à plusieurs fins : médecine, esthétique, appartenance tribale, prévention contre le mauvais œil… Ces pratiques ont été quasiment abandonnées au fil du temps, dans le Rif, l’Atlas, la région des Jbala, du Tafilalet ou d’Azemmour. Aujourd’hui, ce rituel ancestral ne survit difficilement que dans quelques villages de l’Atlas.
En Tunisie, en Algérie et au Maroc, des tribus ont fait tatouer les plus belles parmi leurs filles à partir de l’adolescence, comme une marque de protection signifiant également la position sociale. Les hommes, eux, se sont fait tatouer des symboles spécifiques évoquant leur tribu ou leur lignée familiale. Généralement, les tatoueuses au Maroc sont des femmes, contrairement aux autres pays de la région où les hommes étaient plus nombreux à perpétuer ces us.
Une partie de l'installation artistique de Nour Eddine Tilsaghani, dans le cadre de l'exposition Femme gravée / Ph. Mehdi Moussahim (Yabiladi.com)
Pour s’intégrer à la société de l’époque, les premières tribus arabes installées en Afrique du Nord se sont fait tatouer le devant du corps. Mais à la différence des Amazighs, elles l’auraient fait plutôt sur le côté droit. Etudiant les différents aspects du tatouage entre 1930 et 1950, le docteur français J. Herber rappelle dans la revue Hespéris Tamuda que «les tatouages des tribus berbères sont très variés et détaillés ; ils sont composés de croix, de points et d’arcs de cercle qui forment des combinaisons à l’infini (…) Les Arabes ont plus tendance à tatouer le côté droit, alors que les Berbères choisissent le côté gauche».
Cette différenciation reste pourtant imprécise, d’autant plus qu’aucune recherche en la matière n’a pu l’expliquer aujourd’hui. Le livre Roudh el-kartas, histoire des souverains du Maghreb (Espagne et Maroc) et annales de la ville de Fez (p. 132), traduit de l’arabe par A. Beaumier, rapporte une description spécifique du fondateur amazigh des Almohades (1121 – 1269). On y apprend que Mohammed Ibn Tûmart (1121 – 1130) a porté un tatouage sur la face dorsale «de sa main droite». Justement, le tatouage d’appartenance tribale est porté par les hommes sur la main, l’avant-bras ou les doigts. Chez les femmes, il est dessiné sur le menton.
Quelques significations de tatouages amazighs / Ph. DR.
Enseignant à l’université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou, Mohand Akli Haddadou s’est intéressé à la signification de certains tatouages traditionnels. Dans son ouvrage Guide Pratique de la langue et de la culture Berbère, il donne quelques interprétations :
«Le losange symbolise la femme, la fertilité et la fécondité. Associé au serpent, il incarne l’union des contraires.
Le serpent, sans autre association de symbole, signifie la force vivifiante qui anime le monde.
L’oiseau évoque la relation ciel-terre, la légèreté, l’intelligence vive et le souffle de l’âme.
Le taureau est le signe masculin de puissance et de fertilité.»
Un processus douloureux
Au Maroc, les femmes tatoueuses ont souvent été des tisseuses, qui utilisent les mêmes motifs sur leurs tapis. Selon la taille du tatouage, elles se servent d’un couteau ou d’aiguilles.
Des substances naturelles sont employées dans ce processus, comme le khôl, le henné, le safran ou l’orge. Autant de matières qui ont servi de désinfectant ou de cicatrisant. Mais le principal pigment du tatouage traditionnel reste celui composé de suie et de sang, comme une manière d’éloigner les mauvais esprits d’un nouveau-né ou d’une femme enceinte.
Gravures sur métal de Moulay Youssef El Khafaï, rappelant que les supports pour reprendre les symboles du tatouage changent, mais que celui-ci reste le même / Ph. Mehdi Moussahim (Yabiladi.com)
Afin de se faire tatouer ces signes évoquant la vie, la fertilité ou le courage, il a fallut justement du courage aux jeunes filles ou garçons dont les parents choisissent les motifs à graver sur peau. En effet, la séance peut durer plusieurs semaines. On allonge la / le tatoué(e) sur un lit et on dépose la suie sur une région de son corps. Ensuite, la peau est piquée à l’aide d’une épine pour dessiner ces motifs-là. Le mélange du sang et de la suie pénètre et un morceau de laine sert enfin à éponger le sang resté en surface.
Une coutume stigmatisée
Si les premiers Arabes d’Afrique du Nord ont facilement adopté la tradition du tatouage, perpétuant celle-ci jusqu’au début des années 1960 au Maroc, le discours wahhabite en a décidé autrement.
Au lendemain des indépendances dans la région, les débats sur les questions identitaires ont gardé les séquelles du Protectorat et de sa politique mettant la religion au centre du quotidien. Au même moment, les sociétés qui ont perpétué des traditions païennes tout en revendiquant leur monothéisme se sont confrontées à un discours religieux de plus en plus radical.
Installation artistique de Wassim Ghozlani, résultat d'un travail commencé d'abord en Tunisie en 2015 / Ph. Youssef Tachfine
Dans une publication de l’UNESCO au Maroc intitulée Le patrimoine culturel immatériel au Maghreb – législations et institutions nationales, instruments internationaux et modalités de sauvegarde (p. 8), la disparition du tatouage traditionnel sert d’exemple illustrant cette évolution. Le document rappelle comment le discours islamiste, entre autres, risque d’avoir raison de ces coutumes populaires qu’il est urgent de sauvegarder :
«Un avis différent, celui des modernistes, s’exprimait en faveur de l’abandon de cette ‘culture populaire’ qui présente des déficits avérés : l’oralité, la non historicité, l’inauthenticité et l’archaïsme (...) Le même avis d’abandon est porté par les islamo-conservateurs, mais pour d’autres raisons : cette ‘culture populaire’ est hétérodoxe en ce sens qu’elle n’est pas toujours conforme aux préceptes de la religion musulmane ou, en tout cas, à l’interprétation que les porteurs de ce discours s’en font. Les pratiques de cette ‘culture populaire’ sont ainsi combattues au nom d’un islam puritain qui se veut être fidèle aux sources de la tradition prophétique. On a vu des femmes se soumettre à des ‘opérations’ d’effacement de tatouages pour, disent-elles, échapper aux feux de la géhenne auxquels sont voués les porteurs de ces marques corporelles païennes.»
L'exposition Tamghart (femme en amazigh) de Maha Mouidine, dans le cadre de Femme gravée / Ph. Mehdi Moussahim (Yabiladi.com)
Afin d’éclairer le public sur cette tradition mal connue, la programmation accompagnant l’exposition Femme gravée prévoit des tables-rondes invitant des universitaires et des chercheurs, qui se sont intéressés aux aspects historiques et sociologiques du tatouage. Des projections de films sont également attendues, ainsi que des performances artistiques dont les dates seront bientôt annoncées.