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Interview

«Destinées» de M’hammed Kilito, ou l’art de mettre en scène son métier rêvé [Interview]

M’hammed Kilito revient sur le devant de la scène culturelle avec «Destinées», un projet documentaire à la galerie de l’Institut français de Rabat, du 1er au 25 novembre 2017. Le photographe continue de travailler sur «l’humain», un thème qu’il maîtrise et qui le passionne. Interview.

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Un des diptyks de l'exposition "Destinées" de M'hammed Kilito. La jeune femme photographiée rêvait de devenir comédienne. / Ph. M'hammed Kilito
Temps de lecture: 4'

En quoi consiste l’exposition «Destinées» ?

C’est une exposition qui s’intéresse à la sociologie du travail. J’ai cherché des gens qui ont des parcours et qui viennent de classes sociales différentes. Ensuite, je les photographie dans leur environnement de travail dans lequel ils évoluent actuellement, puis je leur demande ce qu’ils voulaient faire quand ils étaient plus jeunes. Je les emmène dans cet environnement fictif et je les photographie aussi.

Je finis par avoir un diptyque (deux photos ou deux tableaux, ndlr). Quelque part, ce travail sur les deux photos permet d’illustrer à la fois le travail que les gens effectuent aujourd’hui et le travail qu’ils voulaient faire ou qu’ils désiraient faire étant plus jeunes. Je les habille en fonction de cet environnement. J’essaie de faire en sorte que la photo fictive ait une certaine crédibilité. Je joue un peu avec le public.

J’ai photographié beaucoup de personnes, mais ensuite j'ai dû faire une sélection qui comporte onze personnes et je me suis retrouvé avec 22 photos. C’est purement un choix esthétique et artistique.

Est-ce que vous avez rencontré des difficultés à faire les photos fictives ?    

Oui bien-sûr. Quand la photo comprend des gens qui sont dans leur milieu de travail. C’est facile de débarquer à n’importe quelle heure pour les photographier. Par la suite, s’ils me disent qu’ils veulent être comédien(ne) par exemple pour la photo fictive, j’ai besoin de trouver un théâtre, de trouver un costume, de demander l’autorisation au théâtre pour qu’ils me laissent venir à un certain moment pour prendre la photo. Ça devient compliqué parfois. Après, il faut s’assurer que la personne soit disponible dans la plage horaire que le théâtre va me donner.

Autoportrait de M'hammed Kilito, le photographe de "Destinées". / Ph. M'hammed KilitoAutoportrait de M'hammed Kilito, le photographe de "Destinées". / Ph. M'hammed Kilito

Combien de temps vous a-t-il fallu pour monter ce projet ?

J’ai travaillé sur ce projet pendant à peu près un an, mais avec des pauses puisque j’étais en résidence artistique à Marseille pendant trois mois. Souvent, beaucoup de gens que j’ai rencontrés n’ont pas accepté de se faire photographier. Il y a tout un travail d’approche où tu leur parles le temps de faire connaissance et de créer un lien de confiance. C’est à ce moment-là que je leur parle de mon projet. Souvent, leur réponse est non.

J’ai photographié des amis et des connaissances, c’était plus simple. Après, il fallait aussi trouver des gens dans la rue, dans la médina par exemple, et trouver des personnes qui peuvent se déplacer pour les photos fictives. Ce n’était pas évident.

Pourquoi ce choix de photographier des personnes dans l’environnement du métier qu’ils rêvaient de faire étant plus jeunes ?

Ça vient d’une expérience personnelle. Dans le quartier dans lequel j’habitais, on jouait au foot en étant plus jeunes, puis en grandissant, à l’âge du collège, on commençait à avoir des distinctions de classes sociales. J’avais été très touché par l’histoire d’un ami qui était le fils du concierge de l’immeuble d'à côté. A l’âge de 14 ans, son père est venu le voir pour lui dire qu’il n’arrivait plus à subvenir aux besoins de la famille et qu’il fallait que son fils prennent la relève et quitte l’école pour travailler. Il a commencé à travailler en tant que boucher. Cette histoire m’avait beaucoup marqué et restait là, quelque part.

Un jour, à travers mes lectures, je suis tombé sur le concept du déterminisme social. Est-ce que le choix des emplois que nous faisons est un choix individuel ou, quelque part, y a t-il une pression sociale des actions que nous avons dans nos choix de carrière, et qui finit par résulter sur le fait d'avoir un emploi qu’on n’avait pas envie de faire. J’ai essayé de le vérifier au Maroc. Je ne suis pas en train de dire qu’il existe ou n’existe pas.

Les photos sont accompagnées par une installation sonore. J’ai décidé de donner la parole à ces gens pour expliquer pourquoi ils font le travail qu’ils font aujourd’hui ? Pourquoi ils n’ont pas pu faire le travail qu’ils voulaient faire ? L’élément voix permet de dégager beaucoup plus d’émotions que si j’avais décidé d’écrire juste des textes pour accompagner les photos.

Quelle est la personne photographiée qui vous a le plus touché dans cette exposition ?

C’est une photo qui est très touchante, parce que le monsieur est un photographe de rue, ambulant, qui travaille sur le boulevard Mohammed V à Rabat depuis 1972. Je crois que ce désir-là de devenir fonctionnaire s’explique par le fait que souvent, on a envie d’avoir un emploi qui apporte une certaine sécurité financière et un salaire à la fin du mois, mais aussi parce que dans la fonction publique on est syndiqué donc il n’y a pas de raison pour qu’on soit congédié.

Le photographe de rue qui rêvait d'être fonctionnaire. / Ph. M'hammed KilitoLe photographe de rue qui rêvait d'être fonctionnaire. / Ph. M'hammed Kilito

Votre travail se rapproche toujours de l’humain, vos photos dégagent beaucoup d’émotions. Est-ce un choix artistique ?

L’humain m’intéresse beaucoup, j’aime beaucoup les gens, les rencontrer, surtout les histoires des gens. Je crois qu’on peut apprendre beaucoup de choses à travers ce que les gens nous racontent. Le choix de ma démarche artistique est dans la lignée de la sociologie visuelle. C’est utiliser l’image pour vérifier, analyser et traiter des questionnements socio-politiques. Je travaille souvent sur les questions de migration et de contrastes socio-économiques et socio-culturels entre les villes, les périphéries et le monde rural. Je veux que la photo ne soit pas seulement esthétique, mais qu’elle puisse véhiculer aussi des messages, amener à la réflexion. Au Maroc, selon les chiffres officiels, on a environ 50% d’analphabètes et je crois que l’image pourrait jouer un rôle pour diffuser des messages et sensibiliser les gens par rapport à certaines questions.

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