Yabiladi : 50 ans après, quels enseignements pour un Maroc qui a changé sans avoir pour autant fait la lumière sur la grande énigme de la disparition de Mehdi Ben Barka, enlevé le 29 octobre 1965 à Paris ?
Omar Benjelloun : L'enseignement le plus important s'etablit autour de la "synthèse" : à la fin de l'ancien régime, l'institution monarchique a intègré l'importance de la démocratie comme paradigme et mécanisme de pouvoir et de rassemblement, et le mouvement national dans ses différentes tendances a intégré le rôle central de la monarchie dans l'unité symbolique du Maroc. Le régime de "monarchie parlementaire" défendu par la gauche depuis les années 70 et une approche réformiste de la monarchie depuis 1998 ont établi cette synthèse qui était défendu par Mehdi Ben Barka depuis son action nationale et internationale pour le retour de Feu Mohammed V. Une Constitution démocratique allait être établie autour de ces deux grandes figures de l'indépendance avant la rupture de 1961 et le sort qu'a connu Ben Barka en 1965 qui ont fait glisser le Maroc vers l'inconnu.
Comme toutes les figures ayant exporté leurs expériences nationales de la révolution et se sont confrontées aux intérêts imperialistes, comme Lumumba ou Trotsky, l'affaire "Ben Barka" relève du Secret d'Etat international mais son mythe a eu le dernier mot par le triomphe de la "synthèse".
La mémoire est souvent érigée en devoir. Le Maroc n'est-il pas en train d'effacer certains souvenirs douloureux de son histoire récente ?
En effet le devoir de mémoire est une action fondamentale dans la mise en oeuvre du ciment social, historique, psychologique, symbolique, culturel et intellectuel d'une nation pour qu'elle puisse se développer dans la confiance, la bonne foi et l'optimisme. Une partie du mouvement des droits humains et la Monarchie se sont saisis de cette réalité pour mettre en place l'instance "équité et réconciliation" afin de tourner une page douloureuse après l'avoir lu, sans pour autant pouvoir établir certaines vérités et définir les responsabilités. Cette transition "post traumatique" a permis le dépassement des fractures sociales et politiques en participant à la "synthèse" sans pouvoir établir certaines vérités.
Nous assistons a l'avènement d'une nouvelle génération de femmes et d'hommes politiques qui n'a pas connu Ben Barka. Le cordon ombilical de la gauche Maroc avec Ben Barka ne risque-t-il pas d'être rompu ? Ou bien peut-il y avoir une réappropriation par une jeunesse militante qui ne se retrouve pas dans l'échiquier politique actuel ?
Mehdi Ben Barka est à la fois la bonne et la mauvaise conscience d'une nation et d'un certain intellect mondialiste qui uni toutes les tendances progressistes au delà de leurs divergences et parfois guerres fratricides. Il cristallise des générations successives de patriotes et de militants pour un Maroc progressiste comme cela a pu être démontré au "printemps arabe" dans lequel Ben Barka était présent dans l'esprit des différents mouvements. "Ce mort aura la vie longue... il aura le dernier mot" avait écrit Daniel Guerin en 1966.