Vous êtes au FIFM 2024, quelques mois après la sortie de «Black Tea». Vous êtes né en Mauritanie, vous avez passé votre enfance au Mali et vécu en France, après avoir fait l’école de cinéma en Russie. Cette immersion artistique sans frontières, dans un contexte de guerre froide, a influencé votre processus créatif ?
Que ce soit un quartier, une ville, un ou plusieurs pays, l’univers dans lequel nous vivons nous forme et nous formate, dans un sens positif. On est inévitablement influencé par son environnement. Je suis parti en Russie, à l’âge de 19 ans, pour mes études en effet. J’y ai été formé sur une certaine approche du cinéma, auquel j’ai été forgé aussi en regardant les films qu’on me montrait. Je fréquentais les salles, on m’amenait des longs-métrages, on me recommandait ceci ou cela…
C’est une immersion dans le cinéma mondial qui m’a nourri, grâce à des œuvres exceptionnelles. Lorsqu’on grandit avec cela, on garde une sorte de doute en soi et je trouve cela très important : la maîtrise de l’art de l’autre nous fait douter de nous-mêmes. Pour moi, c’est un raisonnement constructeur. Je dirais que j’ai grandi dans ce doute et que j’ai appris en doutant de moi, ce qui est toujours le cas.
Quand je fais donc des films, je me pose toujours des questions car au fond de moi-même, j’ai une conviction profonde de ce que je veux. Je ne fais pas un film pour avoir un rendez-vous, sinon j’en ferais beaucoup et je passerais d’un projet à l’autre. Mais ça ne me ressemble pas, ce n’est pas moi et ce n’est pas mon cinéma. Je trouve que le plus important dans la création, c’est l’imperfection en elle-même.
Ce parcours m’a surtout formé en tant que personne, car pour moi, il n’y a pas que le cinéma dans la vie. J’existe par des échanges, des rencontres et il faut que cela serve à quelque chose, dans l’éducation de mes enfants, dans mon travail, dans ma vision du monde, de mon pays…
Ph. FIFM
Vous parlez de vous et de votre cinéma avec beaucoup d’humilité, alors que vous avez une longue carrière. Vous mêlez documentaire et fiction, entre cinéma du réel, comme dans Rostov-Luanda, approche de docu-fiction, dans «Timbuktu», et romance, dans «Black Tea». C’est une manière pour vous de vous réinventer en remettant en question votre relation à la caméra ?
Oui, c’est-à-dire que l’on essaye d’aller là où on ne nous attend pas, peut-être. Lorsqu’on regarde comment les films se suivent, après «En attendant le bonheur» qui est plutôt une sorte de film poétique, on peut dire cela.
Après, c’est «Bamako», avec une forme de cinéma frontal et un dispositif bien différent, qui me permet de faire un film politique, tout en croyant en le cinéma. Je crois à l’art cinématographique et c’est pour cela que mes films sont différents les uns des autres, puisque le septième art a cette force d’être un langage universel par excellence. Il fait parler l’image que chacun peut s’approprier, avec sa sensibilité, sa façon de faire. Le destin de tout film est ainsi fait : on le prend ou on ne le prend pas.
Dans un récent entretien, vous dites que l’Occident ne se voit pas disparaître. Vous parlez du lien de l’Europe avec l’Afrique comme celui de l’exploitation. Vous avez fait usage de l’expression artistique à travers vos films pour le dire ?
Oui, complètement. «Bamako» remonte à 2005, soit pratiquement 20 ans. C’est un film qui fait un procès improbable. Cela veut dire que l’art a cette capacité de rendre l’impossible réaliste et c’est toute sa fonction, à mon sens.
Ce procès improbable dit que le FMI et la Banque mondiale ont échoué, parce qu’on a imposé un système de développement avec des principes de conditionnalité à des pays qui sont devenus de plus en plus pauvres. Cette situation persiste et entretient une pauvreté, qui enrichit quelqu’un d’autre.
Je dis frontalement cette réalité sur le ton de la révolte, dans «Bamako». C’est important pour moi de l’exprimer, en tant que cinéaste, et dans le film ce sont les gens qui donnent la parole au peuple aussi, ce qui est pour moi une forme nécessaire de septième art. Vu ainsi, je ne peux pas dire en effet si c’est du documentaire ou de la fiction.
Les gens qui sont assis veulent qu’il y ait un procès. Ils viennent dans la cour, mais je les sélectionne quand même. Ce sont des chômeurs, des intellectuels qui ne sont plus au chômage, ou qui n’ont pas d’emploi. Ils sont face à de vrais juges et à de vrais avocats. Donc au premier jour, tout le monde s’est trouvé dans un vrai procès… C’est pour moi une manière d’exprimer une certaine image et une représentation de l’Afrique avec ses problèmes.
Un dispositif créatif arrive à faire cela grâce au cinéma, dont la force et l’avenir appartiennent à ceux qui ont peu de possibilité de s’exprimer dans la vie réelle. On ne le dit pas encore assez alors que quand on regarde le septième art contemporain, il nous semble bien que les films forts sont ceux issus des territoires où l’expression frontale est restreinte. Nous sommes chanceux, dans ce sens-là et il faut en profiter pour créer.
Après la situation sociopolitique en Afrique, dépeinte dans plusieurs de vos longs-métrages, vous vous saisissez de la mobilité chez les jeunes générations africaines. Vous accordez une grande importance à la composition musicale, omniprésente dans toute votre œuvre et surtout dans les deux dernières. Cinématographiquement, ça vous permet de célébrer la mixité au temps des crispations identitaires ?
Dans «Black Tea», j’ai eu effectivement l’occasion de dire que l’Occident – l’Europe en particulier – est renfermé sur lui, prétentieux, condescendant dans son regard à l’autre. Quand on est ainsi, on se vide et on s’appauvrit en substance, sans le savoir.
En tant qu’Africains, nous n’avons pas besoin d’être définis par l’autre. Le nouveau monde qui émerge est annonciateur de changements perpétuels, qu’on le veuille ou non, parce que l’humanité est en mouvement permanent. C’est ce que j’ai voulu dire à travers ce film, avec un certain regard d’anticipation. Cette symbolique est incarnée par le personnage d’Aya, une jeune ivoirienne qui migre en Chine.
C’est une immigration nouvelle, dans un monde dynamique et qui le sera de plus en plus. Je trouve que c’est tant mieux.
Symboliquement et culturellement, vous l’avez incarné à partir même du titre, lorsqu’on sait que le thé est une tradition marocaine, mauritanienne, chinoise et largement asiatique aussi…
Tout à fait. Dans «En attendant le bonheur», en 2001, j’ai furtivement mis en scène la rencontre d’un Chinois et d’une Africaine, dans un petit restaurant. Après, il y a une petite scène de karaoké où on voit des Chinois chanter. Je voyais déjà venir ce nouveau monde qui est finalement arrivé. Dans «Black Tea», je me sers effectivement du thé comme porte d’entrée vers le dialogue entre les uns et les autres.
Il s’agissait aussi, pour moi, de montrer que ceux qui partent de notre continent ne le font pas que pour des raisons économiques. On peut partir pour soi, dans une certaine quête personnelle, par amour, par besoin de dépaysement, ou autre. Ce voyage reste pourtant presque impossible pour beaucoup d’Africains, d’où j’ai voulu montrer une jeune qui se bat, qui est libre, qui part vers l’avenir qu’elle veut pour elle-même.
Abderrahmane Sissako au FIFM 2024 / Ph. FIFM
C’est une occasion aussi pour moi de montrer la force de toute femme confrontée à sa société. Aucune de celles-ci n’a donné l’opportunité à la femme d’être ce qu’elle est, mais elles évoluent, changent et Aya représente tout cela. D’ailleurs, dans «Black Tea», on voit quatre femmes qui ont pratiquement le même destin, mais qui sont toutes restées fortes, que ce soit Doué, la coiffeuse, Ying, la divorcée, qui accepte sa vie comme elle est.