Tout a commencé en 1998, lorsque Faouzi Bensaïdi a franchi le pas vers la réalisation, avec «La Falaise», son premier court-métrage. En 2000, il réalise son second, «Le Mur», primé à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, puis «Trajets», distingué à la Mostra de Venise. Son premier long-métrage, «Mille mois», reçoit les Prix Le premier regard et de la jeunesse à Un Certain Regard à Cannes. Suivront «WWW – What a Wonderful World», sélectionné à la Mostra de Venise, «Mort à vendre» (2011), prix Art et Essai à la Berlinale, «Volubilis» sélectionné à Venice Days en 2017 et récompensé sept fois au Festival national du film de Tanger. En 2022, il fait une adaptation de «La Cerisaie» d’Anton Tchekhov dans «Jours d’été». Cette année 2023, son nouvel opus «Déserts» est déjà sorti en salles en France, après avoir conquis le public à Cannes, pour sa grande qualité cinématographique et poétique à la fois.
Car pour Faouzi Bensaïdi, les deux forment un ensemble où l’un enrichit l’autre, faisant que le plus beau cinéma reste celui porteur d’un récit tout en poésie, lequel donne à un film toute sa capacité d’émerveiller, de réfléchir à la complexité du monde et de libérer l’humain de ses certitudes, ou de ses servitudes. C’est ce septième art novateur au Maroc et dans le monde, portant le nom de celui que les cinéphiles aiment appeler «le Martin Scorsese marocain», qui a reçu les hommages du 20e Festival international du fillm de Marrakech (FIFM 2023).
Dans le cadre de cette grand-messe cinématographique, Faouzi Bensaïdi est par ailleurs intervenu dans le cadre du cycle de rencontres «In conversation with…», où il a souligné l’importance pour tout créateur de ne jamais perdre de vue sa passion pour le septième art. Dans son entretien avec Yabiladi, il souligne pour autant que ce chemin n’est certainement pas celui de la facilité et des plus grandes entrées.
En recevant votre hommage, vous avez terminé votre allocution avec des vers de poèmes de Mahmoud Darwich pour exprimer à quel point le cinéma est humanité. Dans vos films, les poèmes sont très présents également. Vous les dites devant la caméra, dans votre film «Jours d’été». Le ton de tout votre opus «Volubilis» est poétique et les images de «WWW. What A Wonderful World» le sont tout autant… Faire du cinéma et dire la poésie vont-ils de pair ?
Je le pense totalement. Orson Welles disait que la caméra devrait être l’œil dans la tête d’un poète et la pellicule un ruban de rêve. Dans le cinéma, je pense qu’il y a les poètes, et il y a ceux qui racontent des histoires. C’est bien de raconter des histoires, mais il y en a qui les racontent en étant des poètes, ceux qui ne s’arrêtent pas simplement à la narration en tant que finalité. Ils la créent pour en faire de la poésie. Dans le cinéma, ce sont ces gens-là qui m’ont toujours attiré, car leurs œuvres me parlent et m’interpellent sur quelque chose que j’ai envie de faire moi aussi. De ce fait, je ne vois pas autrement la possibilité de faire des films et de produire une série d’images, que de passer par la révélation des relations poétiques avec les objets, les choses, les personnages, les animaux, la nature, les espaces et les lieux, de manière à essayer de capter leur tension poétique, ou même de l’inventer.
Le septième art s’y prête beaucoup, mais il me semble qu’on ne l’emploie pas assez à cette fin et dans cette fonction, parce que l’industrie a récupéré ce principe très rapidement. C’est devenu vite un commerce, qui cantonne l’essence poétique d’une œuvre cinématographique à la finalité de faire vendre un produit. Le cinéma est rentable quand il est simplifié et qu’il raconte des histoires claires, décryptables à leurs premiers degrés de lecture et de perception, quand il ne relate pas un univers complexe et qu’il pousse plus à la consommation d’images qu’à la réflexion sur des images porteuses de pensée.
Or, le cinéma a cette force et cette capacité de nous proposer une pensée par l’image, mais ce n’est pas ce qu’on finance le plus. Même dans la peinture, ce sont souvent les cartes postales qui se vendent le plus…
Vous accordez une importance primordiale à toutes les étapes de réalisation de vos films, aussi bien à l’écriture qu’à la direction des acteurs et vous êtes un perfectionniste du détail. En termes d’images, à ce titre, vous aimez les plans larges, que vous alternez parfois aux plans serrés, mais en étant un fervent défenseur des premiers. Pourquoi ce parti pris ?
Il y a ce choix de la profondeur de champ et du plan large, qui nous permet de voir tous les niveaux et tous les reliefs qu’une image a à nous montrer. A titre personnel, j’aime beaucoup l’émotion grandiose englobant le monde, qui se dégage de ces plans-là. C’est quelque part d’une grande poésie imagée, justement. En même temps, je trouve que cela donne une liberté au spectateur, qui peut balader son regard à travers un plan, alors qu’une importante partie du cinéma actuel est dans ces plans très serrés, des gros plans, avec un montage rapide, faisant qu’on pousse le spectateur à regarder une chose et pas l’autre, à orienter son regard, d’une certaine manière. C’est peut-être efficace, mais c’est moins intéressant, moins profond et moins chargé de sens, moins complexe à mon avis.
Volubilis, un film de Faouzi Bensaïdi
Vous avez toujours rêvé de faire du cinéma, mais vous avez fait vos débuts dans le théâtre, avant que tout vous mène finalement au premier. Selon vous, qu’apporte le père des arts au septième art ?
Ce que m’a permis grandement le théâtre, c’est de connaître les comédiens et de savoir travailler avec eux. Au théâtre, on pend tous le temps nécessaire de faire les choses et j’aime retrouver cet esprit-là dans le cinéma. Au théâtre, on fait des répétions pendant des mois. On prend le temps de vivre avec nos artistes, de les comprendre, de ressentir ce qu’ils sont en tant que personnes, en immersion dans une expérience humaine au-delà du travail artistique en lui-même. On les emmène vers un certain dépassement de soi pour qu’ils soient les meilleurs. Pour moi, le théâtre a été une grande école dans ce sens-là. Il m’a rapporté des dramaturges comme William Shakespeare et Anton Tchekhov, qui sont devenus mes auteurs de chevet. Il m’a grandement appris aussi l’humilité.
Au théâtre, on peut passer une année entière à travailler, à voyager, à sillonner les régions dans le cadre d’une tournée, pour que sa pièce puisse enfin être vue par un ensemble de 15 000 ou 20 000 spectateurs. Au cinéma, c’est presque immédiat, ou en tout cas plus rapide, avec la capacité de toucher des centaines de milliers de spectateurs qui regarderont un travail en même temps. Lorsqu’on passe par le théâtre, on sait garder cette humilité et je le vois d’ailleurs même chez les comédiens qui ont été sur les planches avant d’être devant une caméra. Ils ont cette patience, car ils savent ce qu’est un succès qui vient avec le temps et ils savent beaucoup de cette humilité. J’en suis très touché.
Vous revendiquez aussi un cinéma dont le processus est long et qui se fait dans la patience. Le théâtre vous a apporté également un jeu d’acteur décomplexé qu’on voit chez vous, devant la caméra et dans vos propres films, même lorsque vous jouez des personnages de durs…
C’est vrai. C’est une manière de se déguiser, quelque part, d’aller vers des gens loin de ce que je suis. Ça me plaisait beaucoup de le faire. Il y a aussi le fait que je trouve que le personnage mauvais ou méchant est toujours plus complexe est plus intéressant à incarner, car il nous force à nous mettre dans la peau de quelqu’un que l’on n’est pas ou que l’on n’aimerait pas être…
Il y a de la poésie dans vos films, mais aussi une réflexion sur la manière dont le consumérisme oblige violemment nos vies à s’accommoder à diverses contraintes. Qu’est-ce qui vous inspire dans la composition de cette mosaïque cinématographique ?
L’état du monde actuel m’intéresse, m’inspire beaucoup. Il y a quelque chose qui m’interpelle sur le retour de la lutte des classes, dans le contexte global d’une économie sauvage qui a jeté toute morale, laissant place à un capitalisme qui étouffe les vies des plus pauvres et qui enrichit les plus riches. C’est quelque chose qui me parle beaucoup, très sincèrement, et que certains de mes films essayent d’aborder, comme dans Volubilis.
Vous faites du cinéma depuis 25 ans et beaucoup de vos films ont commencé comme idée, au sein du FIFM, qui est aujourd’hui à ses 20 ans. Quels souvenirs personnels avez-vous de toutes ces années où vous avez été au plus près de ce festival ?
J’ai beaucoup, beaucoup de souvenirs ici ! J’ai d’abord en mémoire qu’il y a vingt ans, en ouverture du FIFM, mon premier long-métrage «Mille mois» a été projeté au Palais El Badi en plein air. Le festival m’a fait cet honneur de montrer un film que j’ai tourné pas loin, ce qui a été un retour pour mon premier opus long sur son plateau de tournage ! C’était un moment particulièrement touchant. Ma rencontre ici avec Martin Scorsese, après qu’il m’a écrit une lettre, a été aussi un beau moment que le festival m’a offert. J’ai de nombreux souvenirs heureux ici…
Je dois à Scorsese une grande leçon. Nous étions en 2010. L’idée que cet homme qui, au-delà de toute reconnaissance mondiale incontestable, reste curieux de jeunes cinéastes à travers le monde, regarde un film («Mort à vendre», ndlr) et décide d’écrire à celui qui l’a fait, je ne l’oublierai jamais. Cela m’a appris l’importance de rester, autant que possible, ouvert sur les jeunes créateurs, de leur envoyer des signes d’encouragement, et surtout de ne jamais perdre la curiosité vis-à-vis des autres, quoi qu’il arrive.
Un si grand cinéaste aurait pu être au-dessus de tout cela et ne pas voir l’intérêt dans le fait de m’écrire pour saluer mon travail, à part la sincérité d’un homme qui aime le cinéma. Plus que cela, lorsque je l’ai rencontré ici par la suite, il m’a demandé de lui envoyer tous mes autres films. Il les a tous regardés. J’ai trouvé cela incroyable…
Vous êtes natif de Meknès, une ville historiquement cinématographique, mais qui a perdu nombre de ses espaces artistiques. Dans votre ville natale, il y a notamment le Cinéma Camera, où vous avez tourné une partie de votre premier long-métrage «Mille mois». Comment vivez-vous la récente réouverture de cette salle, après des années de réanimation ?
J’espère que cette réouverture redonnera à Meknès une renaissance culturelle. Lorsque j’étais adolescent, il y avait au moins quatre ciné-clubs, neuf ou dix salles de cinéma, Le Regent, qui a été initialement un théâtre municipal et qui est détruit, malheureusement. Il y a eu aussi la Maison de la jeunesse, où je garde le souvenir d’avoir vu une rétrospective de Werner Herzog. Je pense que c’est une ville qui a traversé un long moment difficile. J’espère que la vie culturelle foisonnante y fera son retour, avec cette réouverture notamment. Meknès en a besoin et elle le mérite.