Appuyé sur ses béquilles, la jambe droite plâtrée après un accident de moto, Ahmed, la quarantaine, contemple de loin, la colline sur laquelle Oued El-Arja s’adosse. Avec exactitude, il nomme tous les cols qui transpercent son flanc sans la moindre hésitation. Thnayet Sâyed, Thnayet El-Hench, Jomète, El-Ârada et Thnayet Sedra. En bas, une route algérienne en construction mène à un petit rassemblement de maisonnettes blanches en préfabriqué, visible depuis la rive marocaine.
Métayer de père en fils, il se rappelle des innombrables fois où, enfant, il emmenait son troupeau ovin vers cette autre rive, située au-delà de la frontière. Depuis que l’Algérie y a chassé, en avril 2021, les agriculteurs marocains qui y exploitaient de larges plantations phoénicicoles, selon une série de conventions s’inspirant du traité de Lalla Maghnia signé avec la France en 1845 (voir encadré), il n’a plus le droit d’y mettre les pieds. Son employeur, comme beaucoup d’autres agriculteurs originaires de Figuig, a perdu une large plantation, mais il lui reste deux hectares sur la rive marocaine, et c’est Ahmed qui s’en occupe.
L’oasis encerclée
La zone El-Arja, située à quatre kilomètres au nord de Figuig, a défrayé la chronique l’année dernière, après cette évacuation des agriculteurs marocains. Néanmoins, bien avant cet événement, cette zone avait été déjà aménagée pour accueillir de nouvelles plantations phoénicicoles, au sein de ce qu’on appelle à Figuig, les extensions de l’oasis. Presque tous les agriculteurs qui y ont investi proviennent de la diaspora figuiguie, nombreuse et dotée de fonds. Son attachement à Figuig est inébranlable, ce qui la pousse à y revenir chaque été en temps normal, malgré un climat très sec et une température qui dépasse 45 degrés Celsius.
Ce dont ces investisseurs ne tiennent visiblement pas compte, au même titre que le Plan Maroc Vert dans le cadre duquel l’investissement en agriculture s’est fait au Maroc au cours de la dernière décennie, c’est le tarissement des nappes et la baisse de leur niveau. Selon les données fournies par l’hydrologue Abdelhakim Jilali de l’université d’Oujda, le niveau statique de nappe à El-Arja a baissé d’entre 20 et 50 mètres en une décennie approximativement. Ce niveau variait entre 4 et 10 mètres entre 2008 et 2012 et il est situé maintenant entre 30 et 60 mètres. Pis, un modèle scientifique mis en place par Abdelhakim Jilali, en collaboration avec le géographe Abderrahmane Harradji, prévoit une baisse de la recharge de l’aquifère de Figuig de 38%, se profilant jusqu’à 2099.
Un palmier à Oued Al Arjaa, devant la frontière algérienne. / Ph. Hicham Ait Almouh
Sur place, cela ne semble pas gêner. Les plantations se sont multipliées récemment, surtout après l’éjection des agriculteurs de l’autre rive, l’année dernière. Selon Mohamed Noceir, président du Conseil local de l’eau de Figuig, on est actuellement à entre 200 et 300 hectares de plantations phoénicicoles à El-Arja, contre une centaine perdue dans la rive algérienne, sans compter les terres bour exploitées naguère sur cette rive. Avec l’oasis et ses exploitations, Figuig, dont la population avoisine 11 000 habitants seulement, comptera bientôt, selon les estimations de Mohamed Noceir, 2 000 hectares.
Aux confins septentrionaux de l’oasis de Figuig, la nouvelle route touristique, réalisée en 2020, permet d’observer le nombre de nouvelles plantations créées au cours des dernières années, malgré la sécheresse. Elles encerclent l’oasis de tous les flancs, donnant au palmier, vénéré à Figuig, une nouvelle symbolique, pas aussi positive.
On persiste et on signe !
À l’autre bout de la province, entre Mengoub et Ain Chaïr, les mêmes choix sont pris, avec les mêmes résultats. Dans une plantation de 200 hectares, un investisseur originaire de Tinghir s’est installé depuis 2014 dans une zone préalablement non-cultivée. Il a pris la décision, dans un premier temps, de planter, sur 4,5 hectares seulement, la variété du palmier Mejhoul, réputée pour sa qualité supérieure. Une dégustation de dattes produites sur place, a permis de confirmer le niveau de qualité de cette variété, dont le prix peut dépasser 150 dirhams le kilo, dans le même ordre de prix de la variété Aziza, spécialité de l’oasis de Figuig.
Cet investisseur a déjà commencé à cueillir le fruit de son labeur, avec environ 2 kilos par palmier collectés à partir de la deuxième année après la plantation. Pour cela, il s’est attelé, grâce à son expérience, à respecter les opérations nécessaires pour une bonne productivité, de la pollinisation à la réduction du nombre de dattes par régime. Au fil du temps, la productivité devrait évoluer de manière exponentielle. «La production peut atteindre 80 kilos par palmier à l’âge adulte. Cela dit, il ne faut que les palmiers manquent d’eau», précise-t-il.
À elle seule, cette plantation dispose d’un bassin large de 108 m², avec une capacité de retenue de 60 000 m3. En cet après-midi du 19 juin 2022, ce bassin était presque plein. Selon le gérant, il a le droit de pomper 4 000 m3 par jour, grâce à un système de pompage très puissant, muni de larges panneaux solaires orientées vers le sud-est. Cette quantité de pompage quotidien est-elle soumise à un contrôle quelconque ? Difficile de répondre par l’affirmative sachant que l’organe officiel en charge de cette opération, en l’occurrence la Police de l’eau, est constitué de trente membres seulement au niveau national. En pratique, aucun contrôle n’est effectué sur l’activité de pompage, dans la province de Figuig ou ailleurs.
Actuellement, en plus de plusieurs dizaines d’hectares où il a planté infructueusement des noyers, il en est à 20 hectares de palmier dattier de la même variété, grâce à la récupération des rejets. Cette opération lui a permis de lancer une pépinière qui lui fournit entre 1 000 et 2 000 nouveaux palmiers Mejhoul. Avec cette méthode, il compte développer la surface plantée, puisqu’il dispose d’assez de terrain non exploité, en dehors de ce qu’il réserve à la culture de la luzerne, indispensable pour une partie de son cheptel, engraissée sur place en amont de l’Aid Al-Adha. Une autre partie est confiée à un berger qui l'emmène paître dans les steppes environnantes, riches en armoise blanche et en Alfa. En-dehors de la saison de la récolte, le pâtre est le seul employé de cette ferme de 200 hectares.
Cette dynamique semble, dans tous les recoins de la province disposant d’eaux souterraines profondes, irréfléchie et inconsciente du processus de tarissement irréversible des nappes enclenché depuis plus d’une décennie. Tant s’en faut, rien ne semble l’arrêter, étant en ligne avec la politique publique en matière d’agriculture. Les investisseurs, eux, sont plutôt obnubilés par le cycle de production répétitif et rentable.