Comment voyez-vous l’attitude des élus parlementaires au sujet de l’institutionnalisation de la culture amazighe ?
En ce qui concerne la manière dont nos parlementaires traitent cette question, nous observons que cela reste tributaire d’un contexte général. C’est toujours lié au comportement du gouvernement lui-même avec le sujet, ainsi que de la force ou de la faiblesse du mouvement associatif amazigh.
Les années 1960 et 1970 marquent le début d’une prise de conscience organisée par les étudiants, qui ont commencé des dynamiques de l’intérieur des universités. Leur mobilisation a été bien visible dans les filières des sciences sociales et des langues. Ces disciplines-là les ont poussés à s’interroger sur la place de leur propre langue maternelle dans le tissu culturel national. Après une longue période de restrictions sur ces dynamiques-là, nous avons assisté à une première ouverture en 1994, avec le discours du roi Hassan II qui a ouvert la voie à plus de visibilité pour la composante amazighe dans le paysage audiovisuel, où les bulletins d’information en amazigh ont été programmés pour la première fois.
La question de l’enseignement de la langue s’est peu à peu invitée au débat, mais la véritable ouverture avec ces nouvelles configurations a été avec le discours du roi Mohammed VI à Ajdir le 17 octobre 2001 qui a considéré l’amazigh comme langue nationale. Après cela, l’IRCAM a vu le jour avec comme mission de préparer un support didactique sur deux ans, dans la perspective de l’intégrer au curriculum de l’Education nationale dès la rentrée de 2003/2004 et dans les universités à partir de 2006/2007, à commencer par Agadir, Fès et Nador, ensuite Oujda, Casablanca et Rabat. En 2011, la Constitution a prévu dans son article 5 que l’amazigh était désormais une langue officielle, au même titre que l’arabe. Ceci a donné un caractère obligatoire à la mise en place des divers outils de promotion de la langue, de l’histoire et de la culture amazighes dans notre pays et dans différents secteurs, ce qui a ouvert de nouveaux espoirs.
Dans ce contexte historique et avec ces successions, nous verrons que le positionnement des élus parlementaires sur cette question a évolué au gré de l’importance donnée à la composante amazighe dans le débat public. Ainsi, au début des années 2000 dans les circonstances que nous avons citées, nous voyons que leur discours exprimait une grande volonté d’officialiser la langue et de faire plus. Mais avec les trois gouvernements PJD successifs de Benkirane, Benkirane II et El Othmani, il y a eu un retour en arrière flagrant. Il y a eu un discours officiel qui se base sur des chiffres parlants pour montrer la réussite de la mise en œuvre de ce chantier, mais la réalité est autre.
Mustapha Marouane, chercheur en culture amazighe
Comment évolue le positionnement des acteurs publics, gouvernement et société civile, ces dix dernières années ?
Avec le retour en force du Parti de la justice et du développement (PJD) à la scène politique, notamment son arrivée en tête dans les élections de novembre 2011, il ne faut pas oublier que les lois organiques qui établissent l’application des principes de la réforme constitutionnelle devaient voir le jour dans les quatre ans qui suivent et que cela n’a pas été fait. Il y a eu tellement de laisser aller que les lois régissant la mise en œuvre du caractère officiel de la composante amazighe n’ont vu le jour qu’en juillet 2019.
Sous l’exécutif de Benkirane, nous avons remarqué en somme une forme d’inaction pour faire avance le chantier, ce qui a donné même lieu à des régressions. Cela s’est vu notamment dans l’enseignement de la langue, qui a concerné 317 établissements au début de l’intégration au curricula et jusqu’en 2010/2011, avec 545 000 élèves qui étudient l’amazigh. En 2016, les déclarations au sein du Parlement ont indiqué que leur nombre est passé à 416 000. Mais en 2021, nous ne dépassons plus les 300 000, d’après des recherches que j’ai menées moi-même sur ces dernières années.
Sous le gouvernement El Othmani, une circulaire a été transmise à l’ensemble des ministères pour avoir leur vision sur cette mise en œuvre, mais sans plus. Après le scrutin de septembre 2021 et la mise en place de l’exécutif constitué autour d’Aziz Akhannouch (RNI), cinq milliards de dirhams ont été alloués à la Caisse pour la mise en œuvre de l’officialisation de l’amazigh, mais nous ne savons pas encore comment les choses seront faites, dans les mois à venir.
Au niveau du Mouvement amazigh, dans les années précédentes jusqu’en 2013 – 2014, il y a eu par ailleurs un rejet politique de la part de beaucoup de militants, qui ont préconisé la mobilisation par la rue. Mais en voyant l’attitude du PJD et de l’Istiqlal, qui refusaient tous deux la possibilité de faire de l’amazigh une langue officielle, la vision des organisations a beaucoup changé et la politique de la chaise vide a été remise en question. Par des initiatives individuelles malgré des refus initialement, des activistes ont commencé à rejoindre les partis politiques.
Récemment, nombre parmi eux se sont alliés au RNI, au Mouvement populaire, au PPS et au PAM, par ordre d’adhésions. Ces dernières ont été acceptées car elles ramènent aussi une masse électorale conséquente, avec en retour des promesses sur un travail plus continu et efficace sur le projet d’officialisation. Il reste la question de la représentativité de ces acteurs-là au sein des postes de décision, mais nous pouvons dire que nous avons maintenant des parlementaires qui donnent de l’intérêt à la question amazighe dans son aspect global et qui ont conscience de cet enjeu.
Peut-on considérer le retour en force de la revendication d’un Nouvel an amazigh officiel comme un appel à tourner la page du PJD sur la question identitaire ?
Il faut dire que les déclarations hostiles à l’amazighité qui ont été tenues par des dirigeants du PJD font partie, entre autres, des facteurs de la crispation politique sur le sujet. N’oublions pas qu’avant le revirement des récentes élections en 2021, le parti a maintenu sa base électorale à travers un discours idéologique unidirectionnel, construit sur l’identité arabo-musulmane dans son sens le plus étroit. L’islam ici a servi d’outil pour atteindre des objectifs électoralistes et personnels : nous sommes musulmans, donc nous devons parler arabe ; nous sommes arabes, donc nous sommes musulmans. Or, ce n’est pas aussi linéaire que le PJD l’a souvent présenté, comme cela est scientifiquement et historiquement démontré dans l’ensemble de notre région d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.
Sur la question identitaire, on ne peut pas tenir compte des critères linguistiques pour désigner ce qui identifie de manière constante des personnes et des peuples. Par exemple, le fait que nous soyons francophones, anglophones ou hispanophones ne fait pas de nous des français, des anglais ou des espagnols ! La définition ethnique n’est pas tenable non plus, car il y a eu une mixité millénaire et sur tout notre territoire et entre différents peuples. La religion est également un dénominateur changeant, car il est de la liberté de chacun de pratiquer ou non un culte. Le cinquième critère est le terroir – à ne pas confondre avec le territoire –, qui rassemble plusieurs individus par leur sentiment d’appartenance à cet espace-là, ce qui est une définition constante historique. Elle rassemble toutes les personnes qui élisent domicile en se sentant appartenir culturellement à un espace, grâce à un mariage ancestral entre le terroir et l’Homme, qui s’illustre dans nos modes de vie, nos arts de vivre et d’être, nos rites religieux modérés, notre habillement, notre littérature, notre musique, notre gastronomie, nos contes et légendes, notre patrimoine oral et immatériel, notre artisanat et surtout nos valeurs humaines…
Ceci est la vision identitaire que l’on a voulu effacer par le discours idéologique unidirectionnel et c’est cette vision-là qui peut construire la promotion de la culture amazighe sur des bases solides, historiques, scientifiques et sociales, car elle se fait sur un socle de valeurs communes qui nous rassemblent, malgré nos différents degrés d’adhésion à tel ou à tel aspect de ces identités, selon les individus. C’est notre marque de fabrique et c’est dans ce contexte, je pense, que les appels à l’officialisation du Nouvel an amazigh sont revenus en force. Cette célébration est justement celle de la terre et du mode de vie qui nous rassemble dans toutes nos différences qui font notre richesse.